Mme Raymonde LITALIEN / La Nouvelle France et Richelieu

Madame Raymonde LITALIEN, Conservateur honoraire des archives du Canada et M. Yves-Marie BERCÉ, Président de la Société d’études du 17ème siècle, Membre de l’Institut.

Nous rappelons aujourd’hui une tranche de l’histoire du monde francophone. La Nouvelle France, à l’époque du cardinal de Richelieu. Ce sujet exige quelques précisions pour ne pas s’engager dans des malentendus. Quand Richelieu devient secrétaire d’État du roi Louis XIII, en 1616, la Nouvelle-France est bien peu de chose : une soixantaine d’habitants tout au plus, répartis entre l’Acadie, Québec et ses environs. On a quand même raison de parler de Nouvelle-France. C’est ce que je vais tenter de vous démontrer. En effet, la France a véritablement trouvé son espace en Amérique du Nord, dans le golfe et la vallée du Saint-Laurent, à l’ouest de Terre-Neuve. Aujourd’hui, quatre siècles plus tard, parmi les trente-deux millions de Canadiens, sept millions de francophones demeurent les témoins de la tenace implantation de leurs ancêtres sur la partie septentrionale du Nouveau Monde.

Mais comment la France s’est-elle retrouvée sur les rives du Saint-Laurent ?

Commençons par le début. Disons tout de suite que ce n’est pas ce que la France cherchait. Les voyages de Christophe Colomb aux Antilles, pour le compte de l’Espagne (1492 et suiv.), ceux de Giovanni Caboto à Terre-Neuve, pour l’Angleterre (1497 et suiv.), ceux des frères Corte Real, au Labrador, au début du XVIe siècle, pour le Portugal, poursuivaient tous la même ambition : trouver un accès vers l’Asie ou, à défaut, se construire un empire sur le continent qui empêche leur progression. La France se laisse devancer par l’Espagne et le Portugal qui se taillent effectivement des empires fabuleux dans la partie sud des terres abordées. Par le fait même, les deux royaumes ibériques délaissent le nord. Ils y ont bien repéré les riches bancs de poisson, mais ils les dédaignent : ils ont mieux au sud.

La France va profiter du désintérêt de ses voisins pour le nord du continent. La présence de ressources apparemment illimitées de poisson sur les hauts-fonds de l’Atlantique au large de Terre-Neuve, identifiée lors des voyages de Giovanni Caboto est accueillie avec gratitude par les villes en croissance de l’Europe de l’Ouest. Comme les Français ont déjà une longue tradition de pêche dans les eaux du nord, vers l’Islande et peut-être même à Terre-Neuve, ils développent rapidement cette activité. Dès les débuts du XVIe siècle, la plupart des ports de la façade occidentale envoient des navires à la pêche à la morue sur les côtes de Terre-Neuve, du golfe du Saint-Laurent, de l’Acadie et du nord de la Nouvelle-Angleterre. Les pêcheurs y séjournent pendant quelques six mois au printemps et à l’été, le temps de remplir leur bateau de morue sèche ou verte. Parmi les centaines de bateaux, de toute provenance, présents sur les côtes nord-américaines, ceux des ports de France sont largement majoritaires.

Le roi François 1er a bien saisi l’enjeu stratégique de l’Amérique du Nord, face au rapide développement des grands empires espagnol et portugais. La première expédition française, en 1524 est commandée par Giovanni Verrazano, au départ de Dieppe. C’est lui qui attribue le nom de Nova Franza ou Nova Francia à un vaste littoral, de la Floride à Terre-Neuve. Cette appellation nomme durablement les territoires revendiqués ou administrés par la France en Amérique du Nord. Puis, le roi finance encore trois voyages, entre 1534 et 1542. Cette fois, c’est avec un capitaine de Saint-Malo qui avait déjà voyagé au Brésil et à Terre-Neuve. Jacques Cartier est recommandé à François 1er, en 1632, par l’abbé du Mont-Saint-Michel, lors de la visite du roi en Normandie et en Bretagne, juste avant le rattachement de cette province à la couronne de France. La première traversée officielle de Jacques Cartier dure de 19 jours seulement, ce qui démontre bien sa familiarité des vents et des courants marins entre Saint-Malo et Terre-Neuve. Cartier explore tout le pourtour du golfe du Saint-Laurent, s’avance dans le fleuve jusqu’à Hochelaga (ou Montréal) et passe deux hivers avec son équipage à Stadaconé (ou Québec).

Au cours de la troisième expédition, une première expérience de colonisation prend forme : des colons, hommes et femmes, sont emmenés par Roberval et affrontent péniblement l’hiver, dans les environs de Québec. Les survivants de cette prétendue colonie ne restent pas sur place. Ils sont ramenés en France.

Mais ce n’est pas la fin de l’histoire : un territoire a été reconnu, le Canada, des lieux sont nommés, qui apparaissent sur les cartes, comme preuve de l’existence de ces « nouvelles terres ». Qui plus est, les lieux sont habités, par des peuples nombreux et structurés. En 1535, Jacques Cartier a pu observer, à Hochelaga, une agglomération d’un millier d’habitants depuis longtemps installés sur ce qui est aujourd’hui l’île de Montréal. Au printemps 1536, à Stadaconé, ce sont les habitants qui lui procurent de la nourriture fraîche et le remède contre le scorbut. Et on pratique des échanges : les Indiens sont attirés par les objets de fer, par les tissus utilisés par les Français qui, eux, découvrent l’abondance des pelleteries et leur richesse potentielle. En effet, la mode européenne fait une large utilisation des fourrures et pelleteries diverses. C’est ainsi que débute un commerce qui deviendra, au XVIIe siècle, la principale source de financement de la Nouvelle-France.

Après les trois voyages de Cartier et de Roberval,
Au milieu du XVIe siècle, il n’y a pas encore d’établissement français. On a souvent dit, les historiens surtout, qu’après Jacques Cartier, la France s’est désintéressée du Canada. La France peut-être, mais pas les Français, et encore, ce n’est pas sûr… Parmi les retombées des voyages de Cartier et de Roberval, il y a la littérature : de grands auteurs comme Rabelais, Belleforest et André Thévet intègrent à leurs ouvrages cette rencontre française avec le « nouveau monde », le poète Clément Marot rend hommage à Roberval. D’autre part, le trafic maritime s’intensifie et s’accélère, sur l’Atlantique. Et des centaines de navires et des dizaines de milliers de pêcheurs français fréquentent, chaque saison estivale, les côtes de Terre-Neuve et de l’Acadie, à partir du 45¾ de latitude Nord, pour la pêche à la morue et la chasse des baleines. Le va-et-vient des pêcheurs-négociants est intense. Les Français ont ainsi l’opportunité de se familiariser avec la nature et les ressources d’un territoire situé aux mêmes latitudes que le leur où ils retrouvent des réalités connues, d’autant que leur activité les dispense des mois d’hiver. L’absence d’hivernement, pendant presqu’un siècle, sera le point faible de leur connaissance du milieu. La cartographie de cette époque rend compte, avec beaucoup d’éloquence, de la présence française, sur tout le pourtour des îles du golfe du Saint-Laurent et sur le littoral du fleuve : on y trouve une toponymie de toute origine : portugaise, espagnole, anglaise, mais très majoritairement amérindienne et française : Belle-Isle, Anticosti, Blanc-Sablon, Saguenay, Cap-Breton, Gaspé, île d’Orléans, Québec, Trois-Rivières, Hochelaga. La carte de Guillaume Levasseur, en 1601, procure bien des surprises si on la compare à celles qui ont suivi immédiatement les voyages de Cartier : tout le paysage a été redéfini. C’est le premier document qui nomme et situe précisément Quebecq, en 1601.

Nouveaux projets de colonisation

Pour ce qui est de la colonisation, au cours du XVIe siècle, de nouveaux projets ont germé. L’espace géographique est à la portée de la France et les bonnes relations, créées depuis plusieurs générations avec les Indiens, offrent d’excellentes conditions à l’installation d’une population stable.

Henri III reprend le projet de fondation d’une colonie permanente dans la région de l’Amérique du Nord la plus fréquentée par les pêcheurs, soit l’Acadie, aux environs du 45° de latitude Nord. Il attribue le monopole de la traite des pelleteries à deux mandataires successifs à la condition, bien spécifiée, d’y établir des colons. Le Normand Etienne Bellanger, en 1563, conduit une expédition très rémunératrice, d’autant que, contrairement aux conditions de son mandat, il ne laisse personne sur place, évitant les frais d’installation et de ravitaillement. Un Breton, le marquis de La Roche est autorisé, à son tour, en 1577 et 1578, à prendre possession de territoires, à les peupler et à les gouverner. Des circonstances accidentelles l’empêchent de rencontrer son mandat. Il le reprendra 20 ans plus tard, en 1598, avec l’accord d’Henri IV. Il essaie, à son tour, de fonder un établissement à l’île de Sable, au large de l’île du Cap-Breton. Une fois de plus, la majorité des émigrants ne trouvent pas les moyens de survivre à l’hiver. Quelques pauvres rescapés sont rapatriés en France sur des bateaux morutiers. Le même sort attend l’expédition du Dieppois Pierre Chauvin, à Tadoussac, en 1600-1601.

Samuel Champlain

Mais Henri IV n’abandonne pas le projet de colonisation malgré l’échec de quelques expéditions ainsi que de l’opposition persistante de Sully. Il profite de l’accalmie interne après les guerres de Religion ainsi que de la paix avec l’Espagne confirmée par le traité de Vervins (1598) et s’engage avec détermination dans l’entreprise coloniale en Nouvelle-France. Il faut d’abord trouver des mandataires aptes à fonder un établissement durable. C’est alors qu’apparaît Samuel Champlain, déjà nanti d’une bonne expérience maritime. Originaire de Brouage, fils de capitaine de navire, il a déjà navigué de Cadix vers les Antilles sur un navire de son oncle dont il va d’ailleurs hériter (1598-1601). Champlain présente à l’amiral du Ponant, Aymar de Chastes, un rapport de ce voyage. Ce qui lui vaut l’autorisation de s’embarquer, comme observateur et explorateur pour Tadoussac, en 1603.

Ce voyage de 1603 est déterminant pour la suite de l’histoire de la Nouvelle-France. C’est la constitution d’un premier réseau d’alliance franco-amérindien, qui ouvre la voie à la fondation d’une colonie française dans la vallée du Saint-Laurent. La constitution d’une alliance franco-amérindienne n’est pas qu’une simple formalité : on a vu comment les quelques expériences d’hivernement ont échoué, sans l’aide des Indiens. Mais surtout, les Indiens sont les fournisseurs de fourrures qu’ils obtiennent souvent eux-mêmes via d’autres intermédiaires très éloignés. L’alliance conclue en 1603 comporte la promesse des Français d’assister militairement leurs alliés. En échange, les Français obtiennent alors l’autorisation de s’installer dans la région. Les trois nations représentées à Tadoussac en 1603, Montagnais, Algonquins et Etchemins – un millier de personnes – sont les principaux partenaires pour la collecte de pelleteries. Ces Indiens sont aussi tous en guerre contre les Iroquois, les redoutables Iroquois dont le territoire se situe au sud du lac Ontario, entre le lac Ontario et le fleuve Hudson. Les Iroquois sont ainsi bien placés pour intercepter les pelleteries de la région des Grands Lacs et aller les vendre aux Hollandais installés à l’embouchure du fleuve Hudson (New York).

Champlain, pour sa part, explore, en 1603, jusqu’au-delà de Montréal et dresse l’inventaire de tout ce qu’il voit. A son retour en France, il publie immédiatement son récit de voyage « Des Sauvages ». C’est une démonstration de l’intérêt économique du territoire pour le roi et un argumentaire en faveur de l’établissement d’une colonie.

Pierre Dugua de Monts, un armateur huguenot reçoit, en novembre 1603, le monopole du commerce associé à l’obligation d’installer des colons. Champlain l’accompagne comme explorateur chargé de repérer des ressources minières et de trouver le lieu idéal à l’entreprise. Des postes sont créés en Acadie de 1604 à 1607, d’où Champlain explore la côte atlantique jusqu’au sud de Boston. En 1608, le site de Québec est choisi pour sa protection naturelle, sa proximité de terres arables et son accès à d’autres voies d’eau propres au commerce des fourrures.

Entre 1608 et 1616, Champlain commande le poste de Québec au nom du lieutenant général de la Nouvelle-France, puis du vice-roi de la Nouvelle-France (qui se succèdent mais ne vont jamais à Québec). En 1609, c’est la première application de l’alliance conclue en 1603 : Champlain accompagne ses alliés Montagnais, et leur assure la victoire d’un combat contre les Iroquois, à proximité du lac Champlain, dont l’enjeu est le contrôle des circuits de traite des pelleteries. C’est toujours l’activité principale du petit groupe de colons. Mais, en 1612, le pouvoir du commandant de Québec est étendu. Outre la construction de forteresses, il pourra saisir les navires des trafiquants illicites, négocier des traités avec les peuples alentour et, sur le plan administratif, « commettre des officiers pour la distribution de la justice et entretien de la police, règlement et ordonnances ». En 1613, une nouvelle compagnie de commerce est créée : la Compagnie de Canada ou Compagnie de Condé ou Compagnie de Champlain ou Compagnie de Rouen et de Saint-Malo (parce que, de 1613 à 1618, elle se composa surtout de Rouennais et de Malouins). Elle reçoit un mandat de colonisation et doit établir 300 familles par an.

En France, on entretient aussi l’espoir de trouver un accès à la Chine. On avance l’hypothèse que le fleuve Saint-Laurent, dont on ne connaît pas la source, pourrait bien y conduire. Il devrait permettre d’éviter le long voyage méridional entre l’Europe et l’Asie. Dès le début de son mandat, Champlain s’attelle à la tâche d’exploration. On l’a vu sur les côtes de l’Atlantique. Il remonte plusieurs affluents du Saint-Laurent et, surtout entreprend une grande expédition jusqu’aux Grands Lacs. En 1615-1616, il explore le pays des Hurons, où il séjourne un hiver et rentre à Québec avec une stratégie d’alliances avec les diverses nations rencontrées. Ce sont ses dernières grandes explorations. Dorénavant, Champlain se consacre à la gestion du poste de commerce qu’est toujours Québec ainsi qu’à sa défense contre les concurrents anglais et hollandais. Il reste peu de place pour le développement proprement dit d’une colonie. La seule manifestation notable est, en 1621, la formation d’une assemblée des habitants qui réclame un pouvoir d’administration sur place.

En 1627, la Nouvelle-France est peuplée d’une centaine d’habitants français (Virginie 2000, Nlle-Angl. 310, Nlle-Hollande 200, Terre-Neuve 100) La Nouvelle-France n’est encore qu’un embryon de colonie. C’est surtout un immense poste de commerce, aux proportions déjà démesurées, étendu sur plus d’un millier de kilomètres de littoral du golfe et du fleuve Saint-Laurent. La France revendique la propriété de ce territoire qu’elle a le mérite d’avoir fait connaître aux autres Européens, par ses explorations, leurs récits de voyage et les cartes qui en sont issues. Par ailleurs, la colonie est encore entièrement entretenue par des capitaux privés. Le grand atout de la France est d’avoir mis en place des conditions favorisant les établissements stables, grâce aux alliances avec les peuples autochtones. Champlain saura très bien entretenir ces alliances et consolider quelque peu la Nouvelle-France, sous le gouvernement du cardinal de Richelieu.

 


 

M. Yves-Marie BERCÉ, Président de la Société d’études du 17ème siècle, Membre de l’Institut.

Après une longue phase de découverte des côtes et des estuaires, de reconnaissance des virtualités commerciales de ces nouveaux espaces d’eaux et d’immenses horizons de terres, le XVII° siècle est l’étape suivante, essentielle, celle du peuplement de ces territoires, de cette Nouvelle France au delà de l’océan.

On attribue classiquement à Richelieu un rôle dans le développement de la Nouvelle France. Intéressé par l’expansion du trafic atlantique, il s’était créé en 1627 une charge insolite de Grand maître de la navigation, résultant de la suppression des amirautés, il en tirait effectivement des profits personnels considérables. A l’imitation des Hollandais, il avait encouragé la création d’une Compagnie dite du Morbihan ou encore de la Nouvelle France, réunissant cent associés destinée à l’exploitation commerciale des nouveaux territoires. L’entreprise commença mal, les quelques centaines d’habitants de Québec furent razziées en 1629 par un corsaire écossais et des colons français n’y revinrent qu’en 1632. La Compagnie avait avant tout un but marchand, le monopole du commerce des fourrures. Elle se voyait concédé le privilège extraordinaire de la seigneurie des nouveaux territoires et avait le devoir en récompense d’y introduire des colons. Les sujets protestants en étaient exclus , car les récentes guerres de religion de 1621 à 1628 faisaient craindre leur compromission avec les colons anglais. La Compagnie conserva tant bien que mal ses privilèges économiques jusqu’à sa faillite en 1662. Quant au recrutement de colons et l’esquisse d’un peuplement de la colonie il ne dépendit bientôt dans les faits que d’initiatives individuelles. Les embarquements se faisaient à Dieppe, Rouen ou La Rochelle qui devint le seul port de départs réguliers à partir de 1641. Le pouvoir royal, après le siège tragique de 1628, était résolu à compenser les pertes de cette ville désormais soumise et à confirmer sa merveilleuse dynamique maritime. En 1645, la Compagnie de associés abandonna officiellement la charge de l’embauche à une Compagnie des habitants, constituée à Québec même, plus capable, pensait-on, de connaître avec précision les besoins locaux. Elle remplit son rôle jusqu’en 1660. En fait, le recours au mécanisme des compagnies dans l’essor de la colonie se révélait chaque fois décevant.

L’historiographie canadienne a eu à cœur d’identifier un à un les quelques milliers d’individus qui ont franchi l’océan. Ces travaux savants ont fait remonter les généalogies aussi loin que possible et ont construit ainsi un modèle d’histoire de la population que l’on peut dire unique au monde. Un historien québécois Marcel Trudel a contribué à ce tour de force érudit en réunissant toutes les données d’archives, tant celles des notaires des ports de départ que celles des registres paroissiaux de la Nouvelle France. Il est ainsi parvenu à dresser un tableau des migrations , aussi complet que le permettent les sources, depuis 1632 jusqu’à 1662. Cette période de trente années correspond, on l’a vu, aux envois de colons recommencés à partir de 1632, après le retour de Québec aux mains des Français. Elle s’achève en 1662 avec la suppression voulue par Colbert des monopoles commerciaux dans la colonie et l’instauration d’une gestion directe des territoires par l’autorité royale ( édit du 21 mars 1663). Marcel Trudel estime que dans les trente années considérées 134 vaisseaux auraient fait la traversée, soit en moyenne un peu plus de quatre par an. Grâce à la connaissance approximative des jauges des navires, environ 150 tonneaux, selon le modèle des flutes hollandaises, et avec l’estimation de leur capacité de logement des hommes, on arrive à l’hypothèse d’un rapport de un passager pour deux tonneaux de jauge. Selon ce calcul, le volume total des navires dépasserait vingt mille tonneaux et le nombre des passagers possibles aurait donc pu monter à plus de dix mille. En fait le poids à bord comprenait des matelots et des marchandises pondéreuses et de surcroît nombre de passagers revenaient en métropole au bout d’un certain temps. De la sorte une analyse plus détaillée conduite par un chercheur récent Gérard Carpin ramène l’effectif maximum des passagers appelés à séjourner définitivement ou assez longtemps à 7300. La plupart entreprenaient ce grand voyage aventureux à leur initiative et à leurs frais, selon leur bonne ou mauvaise fortune. Ils payaient de la main à la main leur passage aux capitaines des navires et ne laissaient donc aucune trace chez les notaires. Lorsqu’on peut arriver à connaître ces passagers privés, qui étaient, répétons le, les plus nombreux, c’est seulement par le récit d’événements qui leur seraient advenus une fois établis dans la colonie.

Heureusement restent les individus engagés par contrat sur lesquels on dispose de quelques précieuses indications. Ils étaient minoritaires, les historiens ont pu en retrouver 3106, soit 42,5% sur l’hypothèse de 7300 passagers. C’est sur cet échantillon assez vaste que l’on peut dessiner le portrait moyen de l’engagé partant pour travailler en Nouvelle France. Il s’agit de jeunes gens qui dans l’immédiat n’ont pas assez de moyens pour payer le voyage et qui doivent recourir à la dure formalité d’un engagement pour tenter l’aventure. Ils vont recevoir de l’entrepreneur qui les recrute les frais du séjour dans le port en attendant l’embarquement et surtout la dépense de la traversée, ils ont en outre la certitude de trouver une embauche dans le nouveau monde. Il y avait suffisamment de demandes dans les années 1640 pour que les notaires de La Rochelle spécialisés dans ces types d’actes aient mis au point un modèle uniforme. Les contrats d’engagement se présentaient comme des formulaires répétitifs où le greffier n’avait qu’à remplir les blancs laissés pour le nom, l’âge, l’origine et le métier. A vrai dire, ces indications n’étaient généralement pas complètes, certaines très imprécises ou même assez souvent totalement absentes, par ignorance du déclarant ou par négligence du clerc.

Au premier abord, on doit se demander si ces engagés étaient de simples paysans, habitants des campagnes, ou bien des gens de métier venant de villages, c’est à dire de sites d’habitat groupé, ou bien encore des urbains, trop plein de classes populaires de quelques grandes cités. En fait, la revendication d’un métier, l’identification à une profession qui nous semble évidente aujourd’hui, était peu fréquente dans l’ancienne société pré-industrielle où il allait de soi, sans prendre la peine de le dire, qu’on vivait de la terre, que ce fut par son travail ou par sa rente. Effectivement, on ne compte qu’un petit nombre de qualifications professionnelles dans les contrats connus ( 384, soit 12,3%). Là dessus, certaines mentions renvoient au labourage ou aux métiers de la forêt, ce qui veut dire que presque 30% de ce petit effectif ne sont à proprement parler que des campagnards. Au bout du compte, il faut donc admettre que l’engagement de gens de métier restait plutôt exceptionnel.

L’enquête se précise si l’on choisit de changer les termes de l’analyse, en s’attachant cette fois au lieu d’origine et en établissant une distinction simple et majeure entre les campagnes et les villes, entendant par ville un lieu fermé de murailles et pourvu de privilèges municipaux. On fait alors monter la part des ruraux, qu’ils fussent laboureurs ou artisans , à 54,8%. Dans un état de société où à peu près 80% de la population habite en dehors de villes, ce résultat montre en fait l’importance du facteur urbain dans la vocation au départ. Lors des premiers envois de colons du temps de Champlain, les recruteurs avaient cru préférable de choisir des gens de métier capables de construire des maisons, fabriquer des barques, entretenir des armes. Ces besoins restaient vrais et une étude récente (Leslie Choquette) a illustré le paradoxe des départs de France de bons artisans se transformant au Canada en travailleurs des champs. Cependant, la nécessaire préférence de travailleurs agricoles s’était imposée avec le passage des années et la plus solide implantation de l’habitat en Nouvelle France. Au delà de l’océan, on avait besoin avant tout de « défricheurs ». Les Jésuites figuraient parmi les plus gros demandeurs, ayant besoin de bras pour les fermages de leurs domaines propres et pour les terres indiennes à mettre en culture. La prédominance des recrutement de paysans s’accroissait donc constamment. Cette évolution est d’autant plus visible que les possibles migrants urbains étaient dès les années 1640 beaucoup plus attirés par une autre destination, les îles des Antilles. A cette même époque, on vérifie ainsi ( Gabriel Debien) dans des villes du Centre Ouest la préférence antillaise. A Poitiers 9 contrats pour le Canada contre 95 départs pour les îles, 4 canadiens à Luçon pour 19 antillais, 6 et 39 à Fontenay, 2 et 42 à Niort, 8 et 44 à St.-Jean d’Angély.

Quant aux origines provinciales on distinguait déjà deux groupes régionaux principaux. Les Normands étaient les plus nombreux, un tiers de l’effectif, plus encore si l’on y joint les gens du Perche et du Maine. Les gens de Bas Poitou ( aujourd’hui la Vendée), Aunis, Saintonge, Angoumois ( c’est à dire les pays charentais) passés par La Rochelle constituaient un autre tiers. Il y avait aussi des Parisiens, des Bretons et des gens de provinces plus enclavées, mais il est clair que cette distribution des origines régionales traduisait l’attraction décisive des ports d’embarquement.

Le portrait moyen de l’engagé dessine un homme seul, célibataire ou veuf, catholique, âgé de 23 ans et 8 mois, plus jeune s’il vient de la campagne (24 ans,7mois) que s’il est issu des villes (27 ans, 6 mois). Le niveau d’instruction était plus élevé que le commun ; 43,2% savaient signer leur contrat. Les engagés normands étaient moins ignorants (54,7% de signatures) que les gens de l’Ouest (31,9%) sans doute plus rustiques. Cette relative qualification des migrants confirme qu’il ne s’agissait pas de pauvres gens que la misère aurait chassés de leur hameau, mais plutôt d’individus qui voulaient se construire une vie meilleure et que les recruteurs avaient reconnus comme aptes à cette aventure. Il y avait certes dans ces mêmes décennies des déracinements liés à des calamités agricoles et aux exigences fiscales frappant les campagnes. Ces situations d’exodes villageois, d’abandons de terroirs, de montée de la mendicité sont bel et bien contemporaines et ne sont que trop avérées mais elles ne se confondent pas du tout avec les vagues de départ au delà des mers qui entraînaient des individus jeunes et entreprenants, pariant sur l’avenir, attirés par le voisinage d’un port.

Les départs en Nouvelle France ne se confondaient pas non plus avec les courants de migrations plus anciens. Pendant des siècles des jeunes montagnards partaient pour chercher du travail dans les villes du plat pays, comme maçons, ramoneurs ou maîtres d’école. Les itinéraires de transhumance reliaient les régions de plaine à des pâturages d’estives. Les moissons en Ile de France ou les vendanges en Bordelais attiraient chaque année des milliers de travailleurs saisonniers venant de régions moins favorisées. La circulation de bonnes pièces d’or ou d’argent attirait au delà des Pyrénées depuis les années 1570 des villageois d’Auvergne ou de Limousin exerçant dans les villes espagnoles les métiers de boulangers, chaudronniers ou porteurs d’eau. Or, il faut savoir qu’aucune de ces provinces traditionnellement migrantes n’étaient concernées par l’attrait américain. Le Canada et les Antilles introduisaient des mouvements de population insolites, ils attiraient des régions qui jusque là étaient habituées au sédentarisme agraire. Ils dessinaient un type de mobilité sociale entièrement nouveau.

Pour assigner des motivations à ces vagues de départs, il faut évoquer à la fois une aspiration religieuse et la recherche d’un profit économique aventureux, ces deux orientations ne se contredisant nullement. L’investissement dans des entreprises maritimes réunissaient de riches et pieux magistrats et des marchands des ports se lançant dans le commerce des fourrures et des peaux de castor. Les Jésuites avaient été appelés dans la colonie par Richelieu dès 1635, ils étaient le seul ordre religieux admis et ils se consacraient avant tout à la conversion des Indiens L’implantation de la colonie devait également beaucoup aux dévouements de laïcs. En effet, la vocation missionnaire fervente dans ces générations et le but de la conversion des « pauvres sauvages » suscitaient dans une élite sociale l’afflux d’aumônes de capitaux, elles inspiraient un esprit de sacrifice à nombre de jeunes gens prêts à partir dans l’inconnu pour la propagation de la foi. La Compagnie du Saint Sacrement, association aristocratique charitable, développée dans les années 1630, joua un rôle essentiel dans l’extension de la colonie vers l’Ouest . Elle innovait en encourageant le rôle de femmes dans les missions. Ainsi des Ursulines partirent de Dieppe en 1639. Ensuite, en 1641, fut fondée une ville nouvelle en amont de Québec, appelée Villemarie ou Montréal. Remontant le Saint Laurent, exposé sur les espaces des nations indiennes, ce poste devenait une défense avancée et un point de départ des expéditions d’exploration s’en allant toujours plus vers l’Ouest. La plupart des personnages liés à ces entreprises étaient mus par une piété héroïque. Marie Guyart embarquée à Dieppe en 1639 était veuve d’un maître tisserand de Tours, elle fut la première supérieure de Ursulines de Québec, son but était l’éducation des fillettes indiennes. Jeanne Manse fille du procureur du roi au bailliage de Langres avait fait, avant de partir de La Rochelle en 1641, une ample collection de fonds qu’elle employa dans la fondation de l’hôtel Dieu de Montréal.

Les recrutements de simples colons se faisaient de proche en proche, selon les liens de voisinage, de clientèle, de dépendance économique et sociale propres à l’époque. Un exemple spectaculaire de ces entraînements locaux se situe à Tourouvre dans le Perche. L’initiative y appartenait à des notables dévots et fortunés, Jérome Le Royer, receveur des tailles de l’élection de La Flèche, et les frères Juchereau, propriétaires de forêts, acheteurs d’offices au bailliage du Perche. Leurs influences personnelles, l’aide de leurs parentés réussissaient à provoquer le départ de centaines de jeunes gens issus des villages des environs de leurs domaines familiaux.

A La Rochelle, on trouve à l’origine des engagements de colons locaux une famille de marchands sauniers, catholiques, propriétaires de marais salants de l’île d’Oléron. Jean Tuffet, protégé de Richelieu, était l’un des premiers directeurs de la Compagnie de la Nouvelle France, il fut ensuite concessionnaire de l’île de Cap Breton. Son fils André, avocat au parlement de Paris, lui succède en 1641, ce fut lui qui organisa les centaines de départs chaque année de gens d’Aunis, Saintonge et Bas Poitou pendant les décennies suivantes.

La principale raison du départ de gens de peine était l’attente d’un profit. Dès la signature du contrat en mars ou avril le jeune engagé recevait un habit et des chaussures. Ensuite, il attendait dans une auberge l’embarquement qui parfois était retardé jusqu’aux beaux jours de juillet. Ensuite, après trois mois de mer, au péril de tempêtes et de corsaires anglais, au débarcadère, l’engagé trouvait une embauche, un rude travail et un entretien pour cinq ans. Le paiement chaque année d’un salaire, qui pour les simples laboureurs montait à 70 livres, donnait l’espoir d’amasser un petit pécule qui permettrait de revenir au pays. En effet, beaucoup d’engagés n’avaient aucune intention de demeurer au Canada. Les navires ramenaient chaque année en France plus de 150 colons qui estimaient avoir gagné un retour honorable. Les engagés partis de 1640 à 1643 revinrent en majorité (56,4%). Ensuite la part des retours baisse régulièrement, 45% en 1645, 39% en 1650, 32% en 1655 et 23% en 1660. A mesure que la colonie s’établissait plus sûrement et étendait ses espaces de culture, l’émigration changeait de caractère et se transformait en exil définitif.

Au cours des années 1650, la montée en puissance des raids des Iroquois avait pu faire douter de l’avenir de la colonie. Alors que dans la vallée du Saint Laurent les rapports d’échanges avec les Algonquins et les Hurons, chasseurs nomades, avaient dès l’origine été pacifiques, les Iroquois, indiens sédentaires des forêts, réunissant cinq nations, combattaient les implantations françaises . Ils se trouvaient coupés des espaces de chasse aux loutres et castors dont ils vendaient les peaux aux Anglais et Hollandais, et entreprenaient donc une petite guerre cruelle contre les fermes françaises isolées. Colbert, parvenu au pouvoir en 1661, se convainquit de la nécessité de renforts.

Le tournant décisif se situe en 1662 où huit à dix navires, le double des années précédentes, arrivèrent à Québec. A cette date, il y avait plus de deux mille habitants permanents.. L’équilibre démographique était à peu près atteint, 52% d’hommes et 48% de femmes. Déjà 39% de la population était née dans le nouveau monde. L’intendant Talon arrivé en 65 organisait la colonie. Il disposait du régiment de Carignan- Salières, 1200 hommes ayant servi en Piémont, embarqués en plusieurs fois à Brouage, arrivés à l’automne 1665. Cette troupe parvint à contenir le danger iroquois ; elle fut rapatriée en 1668, laissant toutefois 400 hommes qui s’établirent et se marièrent sur place. Un vrai décollage de l’émigration commençait alors pour vingt ou trente ans, avant que le prestige de Saint-Domingue n’éclipse le pôle canadien dans l’imaginaire des candidats à l’émigration.

Pour mesurer les forces et les faiblesses de ce peuplement, il faut savoir qu’à la même époque les établissements anglais comptaient plus de deux cents mille habitants. L’Angleterre de ce temps n’avait guère que 10 ou 11 millions d’habitants de sorte que la forte proportion de ses migrants y apparaît d’autant plus significative. Le royaume de France vers 1650 pouvait compter environ 16 millions d’habitants. L’ouverture sur les mers, la capacité d’exil aventureux constitue donc un caractère durable du comportement britannique, alors que les provinces françaises demeuraient un espace agraire, enclavé, éloigné géographiquement et mentalement des aventures maritimes. A terme, c’est dans ce contexte que se joue le destin politique de l’Amérique française.

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