Monseigneur Patrick CHAUVET / Création et transmission : avenir de toute culture ?

Monseigneur Patrick CHAUVET, Curé de Saint François-Xavier et des Missions Etrangères, Vicaire épiscopal pour le Motu proprio, Expert du Vatican auprès de l’UNESCO pour les questions éducative.

Voilà un sujet passionnant, qui, à première vue, peut paraître très académique, digne d’une leçon du Collège de France, avec la seule différence, c’est que l’orateur n’a pas les compétences requises ! Mais en y réfléchissant bien, le sujet abordé est une question essentielle, voire même vitale ! En effet, nous constatons depuis des années, une rupture au niveau de la transmission quelle qu’elle soit ; les grandes institutions, comme la famille, l’éducation nationale, les religions ont du mal à répondre à leur mission. Il en est de même pour la culture, qui à court terme, peut annoncer la fin d’une société, oserai-je même dire, la fin d’une nation ! En effet une société qui ne transmet plus ses valeurs, sa culture, son histoire, ne peut que former des barbares et ces barbares, ce sont nos jeunes, qui par leur violence, n’hésiteront pas à nous tuer. Aussi le sujet de ce soir est une urgence, qui ne doit pas faire naître en nous une certaine nostalgie du passé, mais bien plutôt nous inviter à réfléchir sur la notion de culture, notamment la question de la création qui ne peut que s’enraciner dans le passé. Vous me permettrez de commencer par deux grandes figures du christianisme ; peut-être son plus grand génie, je veux parler de Saint Augustin, évêque d’Hippone, qui connut la fin de la civilisation gréco-romaine et son ami Saint Jérôme, fondateur de l’exégèse biblique, qui, au moment de l’envahissement de Rome par les barbares, a quitté la ville pour se retirer dans une grotte à Bethléem, entouré de deux matrones! Deux attitudes : celle de Jérôme, affolé en regardant les pans de murs de la civilisation s’écrouler… et Augustin, quant à lui, qui n’a jamais cru à la pérennité des civilisations et qui envisage plutôt l’avenir en notant dans “la Cité de Dieu”, que ce qui doit demeurer, demeurera et traversera les siècles, servant aux fondations de nouvelles cultures. Voilà une belle définition de la Tradition, qui ne consiste pas à répéter ce que nos pères ont dit, mais bien plutôt à imiter leur audace créatrice. Appliquant cette définition à la situation d’aujourd’hui, il s’agit donc d’adopter une attitude d’ouverture à la nouveauté, et non un repli frileux sur nous-mêmes, souhaitant protéger coûte que coûte notre culture. N’entrons pas dans la querelle des anciens et des modernes. La question qui me préoccupe ce soir, c’est comment favoriser le dynamisme et l’expansion d’une culture nouvelle sans que disparaisse la fidélité vivante à l’héritage des traditions ? Cette question se pose avec une acuité particulière lorsqu’il s’agit d’harmoniser la culture, fruit du développement considérable des sciences et des techniques avec la culture qui se nourrit d’études classiques, conformes aux différentes traditions. Une société qui rejetterait son héritage culturel, régresserait et se déshumaniserait.

Sans doute est-il temps, maintenant, de réfléchir sur la notion de culture. Elle consiste à développer par l’exercice soit le corps, il s’agit alors de la culture spirituelle et morale. N’ayant pas brillé pendant mes études dans les cours de gymnastique, je m’arrêterai sur la culture intellectuelle. Elle est une caractéristique de la vie humaine, pour reprendre le docteur angélique, Saint Thomas d’Aquin. C’est dire que l’homme vit d’une vie vraiment humaine grâce à la culture. Chacun de nous en effet, ne devient lui-même que grâce à la culture dans laquelle il s’éveille. Elle lui apporte langue, imaginaire, coutumes, sensibilité, préjugés, histoire, art, sciences et techniques, façon de comprendre le monde. Elle le dote d’un patrimoine et d’un droit, à savoir que toute personne humaine doit avoir accès à la culture et qu’ensuite, elle aura à jouer un rôle et à porter le poids des responsabilités qui pèsent sur elle. Au sens large, le mot culture désigne donc tout ce que par quoi l’homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps. Ainsi, la culture humaine comporte nécessairement un aspect historique et social et le mot culture prend souvent un sens sociologique et même ethnologique. En ce sens, on parlera de la pluralité des cultures. Jean-Paul II à L’UNESCO a rappelé que « la culture est un mode spécifique de l’exister et de l’être de l’homme. » C’est bien l’homme et l’homme seul qui s’exprime dans la culture, quelle qu’elle soit et trouve en elle son équilibre. Aussi, je peux affirmer que pour créer la culture, il faut considérer l’homme comme une valeur particulière et autonome, comme le sujet porteur de la transcendance de la personne. La culture doit être subordonnée au développement intégral de la personne, aux biens de la communauté et à celui du genre humain tout entier. C’est dire qu’elle a besoin d’une juste liberté pour s’épanouir et d’une légitime autonomie d’action, en conformité avec ses propres principes. De cette affirmation, je peux dégager quelques convictions.

Tout d’abord, la tâche essentielle de toute culture est l’éducation. Je ne vous apprends rien, en vous disant que la crise que traverse l’éducation, qui ne date pas d’hier, est préoccupante ! Je ne veux pas m’aventurer sur le bien-fondé des méthodes actuelles d’apprentissage de lecture et de ses conséquences sur l’orthographe, mais ce dont je suis sûr, c’est que nos jeunes bacheliers ont du mal à lire un texte, je veux dire à comprendre un texte, et parfois, les correcteurs de dissertation, ne doivent-ils pas lire les copies à voix haute pour saisir ce qu’à voulu dire l’élève ! Que de fois ai-je dit aux lycéens qui m’étaient confiés, combien ils se pénalisaient eux-mêmes par la pauvreté de leur vocabulaire – je vous rappelle que la langue de Rabelais et de Victor Hugo est de quatre mille cinq cents mots et celle de Racine de cinq mille mots ; quant à celle de nos jeunes, elle est, je crois entre cent cinquante et trois cents mots – et combien ils se pénalisaient aussi par leur difficulté à rédiger un paragraphe. Je n’oublie pas ce que mon professeur de philosophie m’a appris à la suite du philosophe Alain, qu’un paragraphe est constitué de quarante cinq lignes pour annoncer, démontrer et conclure! L’écriture, le langage sont les outils essentiels pour une ouverture à toute culture et sont d’une importance fondamentale pour la formation des rapports interhumains et sociaux. Attention à cette rupture entre les jeunes adolescents et les adultes ! Je sais qu’il y a le phénomène du groupe, de la tribu ; mais si nos mots n’ont plus les mêmes sens, nous nous acheminerons vers des incompréhensions qui seront, tôt ou tard, source de violence. Là encore, il ne s’agit pas de supprimer le travail des académiciens qui chaque semaine se retrouvent pour augmenter et reprendre le dictionnaire. Il ne s’agit pas de sauvegarder des mots surannés et désuets qui ne signifient plus rien aujourd’hui, mais, nous ne pouvons pas non plus abandonner la richesse de notre langue française et perdre les subtilités qui font la joie des linguistes et des étrangers passionnés par la beauté de notre langue. Malheureusement, nous assistons à un déplacement vers l’instruction au sens étroit du mot. Elle est au service de ce que doit posséder l’homme. Elle n’oeuvre plus en faveur de ce que l’homme doit être. Ou dit autrement, l’éducation est au service de la compétition et non au service de la communion, ce qui va à l’encontre d’ailleurs de légalité des chances ! Peut-être faut-il voir ici les conséquences de notre révolution technologique, qui n’est pas toujours au service de l’homme. Bernanos, il y a plus de soixante ans dénonçait déjà ce risque : « La tragédie de la nouvelle Europe, c’est précisément l’inadaptation de l’homme et du rythme de la vie qui ne se mesure plus au battement de son propre coeur, mais à la rotation vertigineuse des turbines, et qui d’ailleurs s’accélère sans cesse… La civilisation des machines a-telle amélioré l’homme ? Ont-elles rendu l’homme plus humain ? …Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie.» (La France contre les Robots VI, Ed. la Pléiade, Essais et écrits de combats. Tome II, p. 1031). Vous l’avez bien compris, je ne veux pas condamner le progrès technologique, surtout s’il est au service de l’homme, mais attirer votre attention sur cette dérive utilitaire qui ne laisse plus de place à la gratuité. Quelle place aujourd’hui pour les poètes ? Claudel à propos de Dante, aimait rappeler que : « l’objet de la poésie, ce n’est pas, comme on le dit parfois, les rêves, les illusions ou les idées. C’est la sainte réalité donnée une fois pour toutes. C’est l’univers des choses visibles auquel la foi ajoute celui des choses invisibles. La “poésis perrennis” n’invente pas ses thèmes, mais reprend éternellement ceux que la création lui fournit à la manière de notre liturgie, dont on ne se lasse pas plus que du spectacle des saisons. Le but de la poésie n’est pas comme dit Baudelaire, de plonger « au fond de l’infini pour trouver du nouveau », mais au fond du défini pour y trouver l’inépuisable. C’est cette poésie qui est celle de Dante. » (Claudel, positions et propositions,I, p. 166).

La seconde remarque est le lien entre nation et culture. Je ne veux pas aborder ici le débat sur l’identité nationale, que je laisse aux hommes politiques. En revanche, je veux affirmer que toute nation existe par la culture et pour la culture. Il nous faut chercher la force d’une nation, son identité, à travers sa culture. Certaines nations ont lutté pour garder leurs cultures, leurs propres valeurs. Revenant de Syrie, j’ai rencontré l’Archevêque syriaque catholique d’Alep, qui me disait son inquiétude face à la diaspora des chrétiens syriaques. Comment vont-ils célébrer leur liturgie ? Ne vont-ils pas la perdre, l’oublier ? Derrière ces questions, quel avenir ? L’Archevêque a bien vu que la liturgie syriaque faisant partie de leur culture, la non-transmission pourrait conduire à la disparition de ce groupe. Il en va de la présence des chrétiens en Orient.

La troisième remarque porte sur la mémoire. Il est faux de penser que tout, dans le développement de l’histoire humaine, est à la merci du changement et qu’il n’y a pas à travers l’histoire, des choses qui restent permanentes. Ce serait une perte irrémédiable pour l’intelligence, pour la culture, que de penser que le passé a cessé d’avoir pour nous une signification et une valeur et qu’il n’y a que le moderne qui puisse avoir un sens pour nous – ce serait la
négation même de la culture ; s’il est vrai, comme disait Albert Thibaudet, que la culture est mémoire, c’est-à-dire ce qui permet dans une époque de garder présents les oeuvres géniales qui ont été celles de l’humanité du passé. Si les systèmes idéologiques, politiques, économiques sont le reflet des époques et se trouvent périmés et remplacés par d’autres aux époques suivantes, en revanche, il y a une vérité permanente de certaines choses qui ont été dites. Il y a une vérité de Platon ou d’Aristote…. Cela ne connait pas l’usure du temps. Ce qui connait l’usure du temps, c’est ce qui n’est que le reflet de situations sociologiques. Mais ce qui est l’expression des profondeurs de l’homme, quand une oeuvre a réussi à exprimer quelque chose de l’essentiel de l’homme, cela est aussi jeune en 2010 que lorsque cela a été réalisé ou exprimé pour la première fois. Quand un peintre dans une grotte préhistorique, a dessiné de ces figures que nous admirons, nous en percevons encore aujourd’hui l’incroyable génialité. Quand le philosophe ou le poète a atteint certaines résonances où nous atteignons l’harmonie dans ce qu’il y a d’essentiel, il n’est plus à la merci de l’histoire. Il est clair que si ces oeuvres sombraient dans l’oubli, nous entrerions dans une crise de l’intelligence, dans une sorte de barbarie. Notre civilisation ne serait plus culture, mais la négation même de l’authentique culture. Il nous faut rendre grâce pour tous nos musées prestigieux qui ne sont pas simplement le reflet d’un passé, mais des lieux de transmission où les jeunes découvrent ce que leurs pères ont créé, non, à partir de rien, mais en se laissant enrichir par les acquis de leurs prédécesseurs. J’ose vous faire cette confidence : j’ai aimé les cours de français que j’ai pu dispenser en présence d’oeuvres d’art, soit dans un musée, soit en représentation. Ainsi, j’ai expliqué Phèdre de Jean Racine à partir du thème du poème de la mer et du soleil, ce qui m’a permis de faire le lien avec Claude Le Lorrain qui fut un maitre dans l’art du contre-jour et qui a montré, par son génie, comment le soleil fait valoir la mer. Loin du classicisme, ce peintre jouit de la lumière et a un aspect baroque. On pourrait également faire le lien entre Jean de La Fontaine et Nicolas Poussin qui intègre ses personnages dans ces paysages. Comment évoquer Jean La Bruyère sans faire appel aux frères Le Nain qui aimaient peindre la condition paysanne ? On ne peut pas comprendre Denis Diderot, si on a pas sous les yeux les ruines d’Hubert Robert ! Encore moins son côté populaire sans les natures mortes de Chardin. De même Jean-Jacques Rousseau peut être éclairé par l’art de l’autoportrait chez Rembrandt, Van Gogh, Cézanne, ou Gauguin… J’arrête là ma litanie classique qui vous révèle quelques auteurs qui m’ont formé. Mais j’entends déjà la réaction de certains professeurs : « comment expliquer de tels auteurs ? Nos élèves et parfois nous-mêmes, nous ne savons même plus ce qu’est la grâce ou le jansénisme ? il nous est impossible d’expliquer Pascal ou Racine. » Ou la réaction de quelques parents : « A quoi cela va-t-il leur servir ? » Et je réponds sans hésiter que la culture ne peut pas se situer au niveau du rendement, mais bien plutôt à celui de l’être et à son épanouissement. Renan aimait rappeler : qu’une foule de données spéciales apprises plus ou moins péniblement, tombent d’elles-mêmes de la mémoire ; il faut pourtant se garder de croire que pour cela, elles soient perdues. Car la culture intellectuelle qui est résultée de ce travail, la marche que l’esprit a accompli par ces études, demeurent et cela seul a du prix ». (Avenir de la Science, 238)

Pour qu’il y ait création artistique, il faut passer par ce chemin qui a ouvert l’humanité aux plus nobles valeurs du vrai, du bien et du beau. La culture permet une intériorité qui assimile ce qui est lu, vu, ou entendu. Dans un monde où tout s’accélère, nous vivons beaucoup trop à la surface de nous mêmes. Or l’homme, a besoin de descendre au plus profond de son être pour découvrir tous ses talents qui peuvent être mis au service de la création. Il y a donc un équilibre à trouver ou à retrouver si nous voulons transmettre une culture totale : donner le sens de la qualité, le sens du génie ; éveiller l’admiration pour les valeurs morales, esthétiques, spirituelles profondes rejoindre ainsi le coeur, qui n’est pas la sensibilité, mais l’homme intérieur. Ce qui constitue finalement une culture, ce sont les valeurs spirituelles dans lesquelles elle s’exprime.

Je tiens à vous remercier de m’avoir écouté et remercier également Madame Magnant qui m’a invité et proposé un tel sujet qui m’a permis de partager avec vous quelques convictions et de réfléchir sur la création et la transmission, avenir de notre pays.

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