M. Hervé CRONEL / Les enjeux de la Francophonie économique

Monsieur Hervé CRONEL, Conseiller spécial, chargé de l’économie et du développement durable, Cabinet du Secrétaire général de la Francophonie.

Introduction

On ne sait pas quand, ni à quelle occasion le langage a été inventé.
Mais l’on sait à quoi il sert : la séduction, le conflit, l’échange, autrement dit l’amour, la guerre, le commerce, ou encore la culture, la politique et l’économie.
Et donc une organisation qui est construite autour de la défense et de la promotion d’une langue, le français, et de certaines valeurs qui lui sont liées, se doit de s’occuper de ces trois domaines, sans exclusive, ni limitation.

Pourquoi suis-je là ? Pour répondre à la demande de votre présidente, AM Cordelle, dont la force de conviction est bien connue ;
Parce que c’est mon rôle au sein du Cabinet du Secrétaire général de la Francophonie de traiter les dossiers de l’économie et du développement durable ;
Parce qu’au sein des instances de la Francophonie institutionnelle, il existe trois commissions liées au Conseil permanent de la Francophonie, l’une politique, l’autre économique, la troisième pour la coopération et la programmation. C’est dire que l’économie est placée sur le même plan que la politique dans l’architecture francophone.

Pourquoi aimerai-je ne pas être là : depuis huit ans qu’avec le Secrétaire général de la Francophonie, nous avons réactivée la Commission économique qui était en sommeil, et chercher à faire vivre et rayonner la Francophonie économique, nous avons surtout affronté l’infinie complexité du sujet.
Aujourd’hui est donc une nouvelle occasion d’essayer d’y voir clair.

1 – D’où venons-nous et où allons-nous ?

Une façon de sortir de l’embarras est de distinguer de quoi il s’agit. Il y a en effet deux réalités, qui sont aussi deux notions, différentes :
L’espace économique francophone
La Francophonie économique

a) L’espace économique francophone : rappelons qu’au XVIIème siècle, la France est l’état le plus riche et le plus peuplé d’Europe, le premier modèle d’économie administrée et planifiée, avec des penseurs qui, de Bodin à Quesnay, réfléchissent à la création et à la circulation des richesses dans l’économie, mais aussi et surtout à sa répartition via des analyses de flux et de stocks figurant le fonctionnement de l’économie. Marchands et grands commis de l’État veulent mettre en place les outils qui permettront au Roi de France de mieux mesurer la création de richesse et ainsi pouvoir faire de meilleures lois permettant d’éviter les disettes via une production et une répartition optimisées des richesses, de juguler les troubles civils et de mener les guerres qu’il juge nécessaires ; Quesnay prend déjà pour hypothèse que le travail est la source de toute création de richesse – on dirait aujourd’hui de valeur ajoutée (même si ultérieurement la pression politique et religieuse lui fit défendre sans y croire la thèse que la richesse naissait spontanément de la Nature – avec une grand N).
L’espace économique francophone a d’abord sa source dans l’action de la France, action menée par un état centralisateur, unificateur et, disons-le homogénéisateur. Si cet espace est présent sur les cinq continents, c’est bien à l’histoire coloniale française qu’il le doit. Et s’il comprend des Etats qui ne sont pas membres de la Francophonie institutionnelle, comme l’Algérie et Israël, c’est encore à cette histoire qu’il faut se référer.
N’oublions cependant pas que cet espace s’est vu accordé une adjonction de taille du fait de la colonisation belge – le mandat sur le Rwanda-Urundi, après la première guerre mondiale et surtout la colonie du Congo

b) la Francophonie économique : c’est un objet récent, indissociable de la Francophonie institutionnelle.
Aux origines du Commonwealth, il y a la richesse, qu’on crée et qu’on met en commun ; aux origines de la Francophonie institutionnelle , il y a le partage effectif du français et la référence à des valeurs communes.
La Francophonie, qui a été baptisée en 1880 par le géographe Onésime RECLUS, attend 1970, faut-il le rappeler, pour se donner une existence internationalement reconnue, avec le Traité de Niamey et la création de l’Agence de Coopération Culturelle et technique ; 1973 pour créer une première structure à vocation spécifiquement économique, la Conférence permanente des Chambres Consulaires Africaines et Francophones, la CPCCAF ; 1986 pour tenir son premier Sommet à Paris, 1987 pour lancer à Québec le Forum Francophone des Affaires, institution représentant les entreprises face à une Francophonie des Etats et gouvernements ; 1993 pour déclarer au Sommet de Maurice que l’économie est un des éléments indissociables de la culture des peuple ; 1997 pour, au Sommet d’Hanoï, tout à la fois s’ériger en Organisation Internationale de la Francophonie, reconnaître la nécessité de renforcer la dimension économique de la Francophonie et souligner l’urgence, pour le devenir des pays francophones, de répondre au besoin de développement ; et 1999 pour tenir à Monaco la première – et jusqu’à présent la seule – Conférence des Ministres de l’Economie et des Finances francophones, Conférence sectorielle sur l’économie, les finances, le commerce et le développement, quand le Commonwealth en tient chaque année une depuis des décennies.
Ensuite elle attend encore 2004, au Sommet de Ouagadougou, pour faire du développement durable et de la solidarité axée sur la coopération économique une des quatre missions de son Cadre Stratégique Décennal et enfin 2010 pour, à Montreux, se donner mandat de –je cire le paragraphe 40 de la Déclaration du Sommet – « valoriser le français en tant que langue technique, scientifique, économique et financière ».
Ces deux réalités sont distinctes, elles ont vécu côte à côte sans se mêler, mais si elles veulent exister et évoluer, elles doivent se compléter et se renforcer ; et la difficulté vient qu’aujourd’hui encore elles mènent des existences séparées et cherchent toujours la bonne articulation.

2 – Les enjeux

* pour l’Espace économique francophone : se maintenir et s’étendre – aujourd’hui cet espace s’étend essentiellement autour de la Méditerranée, plutôt sur son versant occidental, en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale, dans l’Océan indien – un vrai lac francophone – et dans les Caraïbes ; dans toutes ces zones la pression extérieure devient forte, avec des acteurs traditionnels comme les Etats-Unis, mais surtout de nouveaux arrivants, la Chine, l’Inde, le brésil, voire la Turquie. Certains se mettent au français, d’autres n’ont pas cette politesse.
L’espace économique peut aussi s’étendre dans au moins deux zones : la péninsule indochinoise et le Pacifique Sud. Il y a là des pays qui sont membres de la Francophonie, qui ont eu des relations historiques avec la France et qui peuvent souhaiter sortir de tête-à-tête trop pesants avec des voisins dotés de moyens importants.
Crainte et tremblements : l’espace économique francophone est aussi miné de l’intérieur ; l’influence des économies atlantiques se traduit par une sorte d’alignement, une absence d’action volontaire pour mettre en valeur les atouts – dont je parlerai plus loin ; comme certains personnages littéraires, l’espace économique francophone semble chercher à s’effacer, à cacher ses spécificités et ses différences pour se conformer à un supposé modèle global, qui n’existe en fait nulle part.
La globalisation et la langue de marché : tout marché engendre sa langue – et celle-ci se diffuse d’autant plus que le marché s’élargit. Aujourd’hui nous avons affaire à un marché mondial, il a donc une langue mondiale, qui est celle de l’économie dominante lors de sa création, mais sous une forme simplifiée – le globbish. Cette « langue » est utile ; mais il ne faut pas vouloir lui faire faire autre chose que ce à quoi elle est destinée. Toute l’erreur est de lui donner une valeur autre que celle qu’elle peut avoir.
* pour la Francophonie économique : faire entendre la voix francophone dans le système de gouvernance mondial ; il ne s’agit pas seulement de la langue, mais surtout des idées qu’elle porte : il existe aujourd’hui un nombre considérable de débats touchant la réorganisation du monde, l’apparition de nouveaux défis – changements climatique, stabilité monétaire, équilibres commerciaux ; la Francophonie économique doit prendre part aux discussions, et plaider pour certaines solutions, conformes aux attentes et aux idéaux de ses membres – avec la difficulté que suppose une telle définition, entre des états évidemment hétérogènes. Mais cette recherche d’approches communes, sinon de propositions communes, est vitale.
En interne il s’agit d’articuler l’institutionnel et l’économie réelle et d’ amener l’un à renforcer l’autre.

3 – Les atouts, les pistes et les perspectives

Les atouts : – la démographie (France – métropole et Outre-mer ; Afrique) ; mais attention : toujours pas de « Brésil francophone » ;
– la cohérence : pas d’énorme pays émergent, peu de très petits états (Caraïbes/Pacifique), une sorte de « classe moyenne » de la communauté internationale, plus désireuse de s’assurer une existence sûre et modérément agréable que de jouer le rôle de leader ;
– la coopération décentralisée et la création de tissus variés, dans des domaines d’activités très divers, bénéficiant d’une reconnaissance et d’un soutien public
– la recherche et l’innovation : un système universitaire certes contesté, mais solide et diversifiée, encore mal articulée avec les entreprises dans certains pays (France), plus ouvert et souple dans d’autres (Québec), mais en progrès régulier (pôles de compétitivité, pôles d’excellence) ;
Les pistes : – les nouvelles dimensions multilatérales : les négociations sur les biens et services (le mode 4) ; ISO 26 000 et la responsabilité sociétale des entreprises (respect du contexte et prise en compte des parties prenantes – cf. l’expérience de TOTAL avec les populations autochtones; RIO+20 et le pilier culturel du développement durable.
Les perspectives : nous disposons de plusieurs modèles qui ont fait la preuve de leur cohérence et de leur efficacité, même si certains n’ont pas tenu dans la durée, pour des raisons extérieures
Au niveau de la formation : le travail des CCI et des Chambres de métiers est remarquable et doit être conforté dans le cadre du compagnonnage artisanale et industriel ; une part importante des économies francophones est informelle, mais vivace et il faut insuffler un usage du français à ce niveau ; la place des cadres intermédiaire est également capitale, pour le développement d’un tissu de PME qui est le meilleur soutien à un échange économique francophone.
Au niveau des entreprises : le modèle IZF de mise en ligne des données, avec la création d’un espace voué aux relations entre entreprises et à la recherche de partenariat a marché, tant qu’il a été géré par l’initiateur ; il a manqué l’appropriation par les pays africains, mais le modèle a fait la preuve de son utilité durant la période où il a été vivant et alimenté régulièrement.
Au niveau institutionnel : le modèle IEPF – c’est un des grands succès francophones. Une équipe restreinte, des sujets précis dans un domaine clairement délimité – l’environnement, une approche opérationnelle, pour aider les pays francophones à maîtriser l’information, à la faire partager et à négocier de façon cohérente et bien informée, qu’ils adoptent ou non les mêmes buts.
La mise en place d’un Institut de la Francophonie économique serait peut-être la réponse à donner pour articuler l’espace économique francophone et la Francophonie économique de façon efficiente. L’analyse et la décision reviennent aux états membres.La Francophonie économique ce n’est pas un club d’affaires, c’est un réseau d’hommes et d’entreprises qui partagent – une langue, des valeurs, un objectif : mettre l’économie au service de l’homme et non l’inverse.
C’est pourquoi son heure vient, après une crise qui a montré combien destructeur peut être l’abandon au marché, combien rapide et profonde peut être une crise, quand seul la compétitivité et le gain sont pris pour mesure de l’activité et de l’utilité de l’homme.
Utiliser tous les outils de l’intelligence économique au service d’une vision politique : la Francophonie économique est une ambition globale et ne se limite pas à améliorer les chances de faire des affaires en français.

Remarques annexes

Dès le départ, ce n’est pas la dimension culturelle qui est au cœur de l’ambition de gens tels que Senghor et Bourguiba, Norodom Sihanouk ou Hamani Diori : c’est la dimension politique.
Colonisés, mais instruits, ce sont certes tous des hommes de la parole, non des ingénieurs ou des financiers : le premier est agrégé de grammaire, le second avocat, le troisième prince héréditaire, le quatrième professeur issu de la prestigieuse école William PONTY de Dakar et enseignant de langue africaine à paris. Mais tous, ils revendiquent le français comme l’outil de leur autonomie, puis de leur indépendance – l’outil de la construction de leur état. Face à un pays qui est pris dans la contradiction entre ses idéaux – les Droits de l’Homme, la démocratie, la République universelle – et ses pratiques – la colonisation et les différents systèmes d’exploitation et d’oppression qu’elle charrie bon gré mal gré -, ils en appellent à la conscience des citoyens et à la fraternité de ceux qui partagent cette langue, donc les valeurs qu’elle estime consubstantielle à elle, pour leur donner la première liberté : celle de vivre mieux.
Car qui dit politique, pour un colonisé devenu indépendant, dit développement et espoir de rattraper le niveau de richesse, d’équipement, de bien-être de l’ancienne métropole. Qui dit développement dit économie, production, commerce.

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