Senghor, Président du Sénégal

M. Fernand Wibaux.

Après les interventions brillantes et exhaustives que nous venons d’entendre sur les sujets qui ont passionné celui dont nous honorons aujourd’hui la mémoire, vous conviendrez, je pense, que ma tâche n’est pas des plus simples.

Il me revient en effet de vous dire maintenant de façon peu banale comment, en ma qualité d’Ambassadeur accrédité auprès de lui, j’ai, pour reprendre une de ses expressions, « ressenti » ce personnage hors du commun qui était devenu, pour un temps, mon principal interlocuteur.

À vrai dire, en dépit d’un protocole diplomatique à la stricte application duquel il veillait, j’ai retrouvé avec plaisir et soulagement le Senghor que j’avais connu vingt ans plus tôt quand je sillonnais la brousse sénégalaise qui était son territoire électoral de prédilection – l’époque était alors assez pittoresque: le duel Senghor-Lamine Gueye battait son plein et dans chaque village, la plupart des paillotes arboraient l’emblème de leur candidat – vert pour Senghor, rouge pour Lamine Gueye.

Dans ces conditions, il n’était plus besoin d’avoir recours à un institut de sondage pour juger de la popularité de chacun, la progression spectaculaire du nombre des emblèmes verts était assez éloquente.
Installé depuis 1960 dans son palais présidentiel, le Président Senghor avait visiblement conservé, sans les altérer, les qualités essentielles que lui avaient enseignées les Pères du Saint Esprit de la mission catholique de Ngasobil. Ces derniers s’étaient d’ailleurs inspirés pour cela du code sénégalais de l’homme honnête (le jom en ouolof) qui confère à ceux qui l’appliquent la maîtrise de soi, la politesse et la patience.

Je pourrais à mon tour en compléter la liste en parlant des qualités supplémentaires dont le Chef de l’État était doté: sa courtoisie, sa ponctualité, sa minutie dans l’exécution de ses projets, sa détermination qui confinait parfois à l’entêtement, enfin son courage et son impavidité devant les situations les plus graves.

Fort de la connaissance de ces talents, il est évident que rien ne pouvait véritablement m’impressionner, à l’exception toutefois, je l’avoue humblement, de la crainte permanente d’être responsable d’un solécisme ou de l’usage impropre d’un imparfait au subjonctif qui pouvait m’attirer les remarques de ce grammairien chevronné.

Au demeurant, il faut savoir que mon retour à Dakar dans cet équipage était inattendu et avait été provoqué par lui-même sans qu’il eût, j’en suis persuadé, dans la tête, l’idée d’un candidat pour remplacer l’Ambassadeur La Chevalerie qui terminait sa mission.

Il s’était en effet simplement contenté de faire savoir que son souhait était que le remplaçant fût, selon sa propre expression,  » un colonial « .

On peut envisager aisément à quel point cette exigence pouvait faire frémir le Quai d’Orsay mais, de façon curieuse, il fut finalement décidé qu’il pourrait choisir entre deux noms qui lui seraient proposés.
C’est ainsi que, sans en avoir été averti, je me suis retrouvé sur la liste en compagnie d’un diplomate d’expérience reconnue et de grande qualité mais qui n’avait jamais servi en Afrique.

Par son choix, j’en ai personnellement déduit que le Chef de l’État avait préféré  » un colonial  » qui n’était pourtant pas issu de l’École nationale de la France d’Outre-mer, mais qui avait vécu en Afrique et particulièrement au Sénégal et pouvait dans ces conditions être mieux adapté à la compréhension de la pensée intuitive africaine, si différente de notre pensée discursive.

Je suis un peu gêné d’avoir ainsi étalé devant vous une affaire qui m’a concerné, mais il m’a semblé qu’elle vous permettrait de mieux comprendre pourquoi, sans que j’y fusse pour grand-chose, mes six années passées à Dakar dans ces conditions se sont déroulées comme un grand fleuve tranquille… ou presque!

Ce peut être aussi une explication de l’embarras dans lequel je me suis trouvé pour vous proposer le commentaire d’événements qui seraient susceptibles de vous intéresser.
Réflexion faite, il m’a paru finalement préférable de vous présenter les trois faits qui m’ont le plus marqué au cours de cette mission : la politique menée adroitement par le Chef de l’Etat pour assurer un équilibre entre les trois principales communautés religieuses islamiques, les problèmes qui furent posés au Sénégal comme à nous-mêmes lorsqu’à la fin de 1977 le Polisario fit d’inquiétantes incursions armées en Mauritanie. Enfin, naturellement, la décision du Chef de l’État de quitter volontairement le pouvoir le 31 décembre 1980. Je passerai rapidement sur les problèmes posés par les communautés religieuses islamiques – tout le monde en connaît l’existence et les influences qu’elles exercent au Sénégal. La préoccupation constante du Chef de l’État fut d’équilibrer les relations qu’il maintenait avec chacune d’entre elles. Le fanatisme religieux latent qui subsiste toujours dans le pays ne lui facilitait pas la tâche.
Les efforts qu’il a développés à cet égard n’ont pas toujours été couronnés d’un réel succès. On se souvient notamment qu’en 1962, les tentatives de coup d’État avaient été inspirées par des éléments importants et proches du khalife général de la communauté tidjane.

Le Chef d’État fit preuve à cette époque d’une remarquable perspicacité. Il déploya avec talent une diplomatie faite à la fois de souplesse et d’énergie qui a beaucoup surpris.

Refusant le concours extérieur qui lui était proposé, il réussit seul une remarquable reprise en main de la situation et rétablit une cohésion qui s’est maintenue jusqu’à son départ.

On s’est souvent interrogé sur l’aisance relative avec laquelle ce chrétien catholique est parvenu à exercer une réelle influence sur ces groupes islamiques qui se jalousent et rivalisent entre eux.
II me semble, pour ma part, que le Président Senghor a su exploiter habilement cette différence d’appartenance religieuse pour s’imposer en arbitre. Il y est parvenu avec talent et a laissé à ses successeurs une situation satisfaisante qu’ils auront peut-être peine à maintenir en l’état.

Jusqu’ici chez les Mourides et les Tidjanes, la dévolution successorale du khalife est passée de frère en frère, mais on peut remarquer que le contingent s’épuise et il faut s’attendre dans un délai rapproché à ce que les neveux entrent en lice avec les conséquences dramatiques qu’on peut imaginer.

L’autre événement que j’ai retenu est, à la fin de 1977, l’intervention armée du Polisario en Mauritanie. Certains de ses éléments étaient parvenus aux portes d’Atar l’affaire avait été savamment préparée en s’inspirant de la stratégie que le maréchal Rommel avait conçue pour son Africa Korps.

Des dépôts d’armes et de carburant avaient été discrètement aménagés dans les zones que le Polisario entendait contrôler et on s’aperçut par la suite que les éléments d’intervention avaient reçu une formation qui leur permettait de se dissimuler avec habileté dans le moindre coin d’ombre provoqué par Jes dunes.

Le problème était sérieux parce que nous étions liés par nos accords de défense et que nous ne disposions pas sur le territoire mauritanien d’une base susceptible d’abriter nos jaguars et leurs ravitailleurs.
Du côté sénégalais, l’affaire se présentait de façon différente. Les rapports sénégalo-mauritaniens ne sont jamais très stables, on l’a vu encore tout dernièrement. Il existe, chez certains Sénégalais, une animosité contre les commerçants mauritaniens qui dominent souvent les marchés.

Par ailleurs, dans les rapports entre les deux États, le problème de souveraineté sur les îles du fleuve Sénégal qui émergent au moment de l’étiage n’a toujours pas été résolu et engendre quelques incidents.

Les deux Chefs d’États avaient toutefois adouci leur différend en nouant des relations d’amitié d’apparence solide; et j’ai eu personnellement l’occasion de découvrir l’inquiétude qu’éprouvait le Président Senghor devant les déboires que rencontrait son nouvel ami.

Au cours d’un entretien qu’il avait provoqué, il avait fortement insisté pour que nous fissions jouer nos accords de défense en faveur de son voisin.

De son côté, Paris semblait hésiter, car l’envoi d’un transport de troupes, devait obligatoirement être assuré d’une protection aérienne. On me demanda d’évoquer avec le Chef de l’État le problème que nous posait la recherche d’une base de stationnement pour nos appareils.
Le Président Senghor n’eut cependant aucune hésitation. Il donna l’autorisation à notre état-major chargé de l’opération de s’installer sur notre base militaire de Yoll et à nos appareils jaguars et ravitailleurs de stationner le long de la piste d’envol à côté des appareils américains chargés d’assurer éventuellement le sauvetage du personnel des navettes spatiales mises sur orbite depuis Cap Canaveral.
Les Américains prétendent que l’aérodrome de Yoff est le terrain idéal pour des opérations de ce genre!
Avec le général Forget, commandant de l’opération, nous faisions notre possible pour informer le Président de l’évolution des opérations. Il nous écoutait avec impassibilité. Avec un soupir de soulagement, nous avons pu un jour lui annoncer notre succès et notre repli.

En ce qui concerne le départ volontaire du Président à la fin de l’année 1980, je ne suis pas en mesure de faire de grandes révélations. Je ne connais toujours pas la raison véritable de cette décision. En juillet, alors que la nouvelle se répandait déjà en ville depuis quelques semaines sans que beaucoup y croient vraiment, Mme Senghor demanda à venir me voir. Elle voulait savoir si j’approuvais ce départ.

Je croyais, pour ma part, qu’il était assez sage car j’avais eu l’occasion d’entendre plusieurs fois des jeunes ricaner quand le Président faisait étalage de ses connaissances grammaticales ou dissertait sur la répartition des groupes sanguins. Il était clair qu’ils pensaient sans indulgence que  » le vieux radotait  » et je me demandais combien de temps pouvait durer une telle situation.
Je me suis évidemment bien gardé de faire cette confidence et je suis resté suffisamment vague pour que Mme Senghor reparte sans être bien fixée sur mon propre sentiment.

Un mois plus tard, le Chef de l’État m’annonçait officiellement lui-même une décision que Paris, à qui j’en rendis compte, n’a pas voulu évidemment admettre.

De mon côté, tout en croyant à sa sincérité, je n’ai toujours pas pu savoir s’il avait eu vent du courant d’opinion dont je viens de parler.

Je n’ai pas eu le courage de lui faire part de la tristesse personnelle que je ressentais à ce moment-là. Je me suis réfugié dans une formule hypocrite en lui faisant remarquer que seul Charles Quint avant lui avait agi de la sorte; mais j’ajoutai qu’il souffrait pour sa part d’un rhumatisme infectieux qui lui interdisait toute activité.

Je ne sais pas comment il a accueilli cette évocation, mais s’il est resté impassible, je me suis rendu compte qu’il s’était un peu redressé en l’entendant.

En tout cas, il ne m’en voulut pas puisque ma femme et moi avons été conviés au palais le 31 décembre à partager avec eux le dernier dîner qu’ils allaient prendre au palais. Nous étions réunis tous les quatre, dans la salle à manger du deuxième étage, au milieu des cartons d’emballage.

Ce fut le réveillon de la Saint-Sylvestre le plus lugubre, mais aussi le plus émouvant que j’ai connu. J’y ai toutefois décelé un signe d’amitié et surtout un rappel d’un attachement profond qu’il avait pour notre pays.
Avant de terminer et parce que je sais que le Président Senghor aurait apprécié ce geste, je voudrais également rendre hommage à son épouse, sa  » toubabesse « , comme il se plaisait à dire pour le style et la tenue que cette ancienne pensionnaire de la maison des jeunes filles de la Légion d’honneur a su donner au palais présidentiel et aux nombreuses réceptions qui y furent données.

Je voudrais souligner aussi le dévouement remarquable dont elle a fait preuve au cours de ces dernières années. La dignité de son attitude a fait l’admiration de tous les Sénégalais, y compris de ceux qui lui avaient jadis refusé la considération qui convenait.

Un jour peut-être, je me prends maintenant à rêver, un écrivain se penchera sur l’histoire de ce couple exemplaire qui prôna avec tant d’ardeur les effets bénéfiques du métissage et dont la mort tragique de leur jeune fils unique interrompra pour eux la continuité.  » Mais ceci est une autre histoire « , comme aurait conclu Rudyard Kipling.

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