Conférence introductive

Julia KRISTEVA

Psychanalyste, écrivain, membre du Conseil économique, social et environnemental

Mesdames et Messieurs,
Chère Anne Magnant,

Merci de votre invitation et de vous intéresser à la réflexion d’une non spécialiste des gestions administratives de la francophonie. Ecrivain, psychanalyste, européenne de nationalité française et d’origine bulgare, d’adoption américaine, je me considère comme une intellectuelle cosmopolite qui s’intéresse tout particulièrement à la diversité culturelle. Comme on vous l’a dit, c’est peut-être la raison pour laquelle le Conseil Economique et Social m’a chargée d’un avis sur « Le message culturel français et la vocation interculturelle de la francophonie », qui me semble être aussi un sujet destiné à la réflexion d’aujourd’hui qui réunit de nouveaux membres de l’Organisation. Internationale de la Francophonie, en particulier les pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est, qui ne sont pas traditionnellement des pays de langue française, mais qui choisissent le français comme moyen de communication et comme manière d’être politique et culturelle.

J’aborderai vos préoccupations en vous remerciant d’avance de votre attention, à la fois à partir de mon expérience personnelle sur laquelle je m’attarderai quelques minutes, mais aussi à partir de quelques préoccupations que je qualifierai de philosophiques. Je me demanderai ainsi quel est le rôle de la francophonie au sein de la globalisation et plus immédiatement dans ce berceau culturel qu’est la civilisation européenne ? Comment dans ce contexte, la francophonie peut devenir un facteur voire un colporteur de diversité ? Plus concrètement encore, comment la francophonie nouvelle que vous incarnez pourrait être un acteur de la culture européenne, sa prolongation et sa réactualisation au 3e millénaire, en entendant la culture européenne aussi bien dans sa tradition que dans sa modernité ?

En bons européens que vous êtes, c’est-à-dire sceptiques et doués de l’humour nécessaire pour tenir tête aux crises comme aux promesses, vous ne vous attendez pas à ce que je réponde à la question passablement provocante qui fait le titre de ma conférence. « Une culture européenne existe-t-elle ? » : Ainsi formulée en ouverture, la question me permettra d’aborder le vaste continent de la « culture européenne » sans prétendre à une exhaustivité systématique. Je me contenterai de risquer quelques « vignettes » forcément subjectives, autour de quelques thèmes, eux aussi choisis à partir de mes propres incertitudes identitaires qui, comme celles de l’Europe, me paraissent être à la fois un handicap et une chance.

La culture européenne, qui fut le berceau de la quête identitaire, n’a pas cessé d’en dévoiler aussi bien la futilité que le possible, bien qu’interminable, dépassement. Et c’est ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment constructible et déconstructible, ouverte, évolutive – qui confère sa déroutante fragilité et sa vigoureuse subtilité au projet européen dans son ensemble, et au destin culturel européen en particulier.

N’attendez donc pas de moi que je vous propose une définition de la culture européenne autre que celle-ci : en contrepoint au culte moderne de l’identité, la culture européenne est une quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. Et c’est précisément ce contrepoint, ce « contre-courant », qui fait l’intérêt, la valeur et la difficulté de la culture européenne, mais aussi, et par conséquent du projet européen lui-même. J’y tiens, à cette « identité indéfiniment dépassable », au moins pour deux raisons.

D’abord, elle s’est imposée dans mon expérience d’Européenne, que je suis depuis plus de quarante ans déjà. Lorsque j’ai quitté ma Bulgarie natale pour finir ma thèse à l’Université à Paris, avec une bourse accordée par le gouvernement de de Gaulle, cet Européen sceptique mais visionnaire confirmé, qui s’adressait déjà à une Europe « de l’Atlantique à l’Oural », je ne pouvais pas prévoir, pas plus que quiconque à cette époque, que la Bulgarie deviendrait membre de l’Union européenne. Le rideau de fer et le Mur de Berlin ne laissaient guère supposer que des nations raisonnables et souveraines allaient cesser de s’affronter sur les champs de batailles ancestraux, pour se consacrer aux échanges de marchandises, mais aussi d’idées. Et que cette Union allait se forger – avec combien d’hésitations et d’insuffisances – comme le premier espace réel terrestre de la « paix universelle » dont rêvait Emmanuel Kant. En venant de mes Balkans obscurs et aujourd’hui encore méconnus, la fréquentation de la culture européenne m’avait convaincue que mon identité est futile parce que ouverte à l’infini des autres – et c’est cette conviction que je voudrais vous transmettre, car mon travail en France et dans le monde depuis la confirme et l’affine.

Dans mon expérience entre deux langues, je puise la conviction que l’étranger est désormais européen passant d’un pays dans un autre, parlant la langue de son pays avec celle, voire celles, des autres, se distinguant de celui qui ne l’est pas, parce qu’il parle une autre langue. En Europe, nous ne pourrons pas, nous ne pouvons pas échapper à cette condition d’étrangers qui s’ajoute à notre identité originaire, en devenant une doublure plus ou moins permanente de notre existence.

A y regarder de près, le fait est moins banal qu’il y paraît ; il révèle un destin exorbitant : tragédie tout autant qu’élection. A la croisée de deux langues au moins, je pétris quant à moi un idiome sous l’apparence lisse de ces mots français, polis comme la pierre des bénitiers, et les dorures noires des icônes orthodoxes. Et charge d’allusions prophétiques la clarté de ceux qui sont parce qu’ils raisonnent.

Je me suis à tel point transférée dans la langue française que je parle de puis quarante ans, que je suis presque prête à croire les Américains qui me prennent pour une intellectuelle et écrivain française. Il m’arrive cependant, quand je reviens en France d’un voyage à l’Est, à l’Ouest, au Nord ou au Sud, de ne pas me reconnaître dans ces discours français qui tournent le dos au mal, à la misère du monde et exaltent la tradition de la désinvolture -quand ce n’est pas du nationalisme-, pour tout remède contre notre siècle qui, hélas, n’est plus ni le « grand siècle » ni celui de « Voltaire -Diderot – Rousseau » .

Et pourtant j’aime retrouver la France. Je l’ai écrit dans Possessions, et je le répète : J’aime retrouver la France. Plus d’opacité, plus de drames, plus d’énigmes. L’évidence. Clarté de la langue et du ciel frais.

Je sais bien qu’il y a France et France, et que tous les français ne sont pas si limpides qu’ils voudraient le faire accroire. Pourtant, quand on revient de Santa Barbara, cette vision s’impose. Pas un millimètre de paysage qui ne réfléchisse ; l’être est ici immédiatement logique. Tout effort s’y dissout et l’argumentation, cependant permanente, s’évide en séduction, en ironie.

Je loge mon corps dans le paysage logique de France, m’abrite dans les rues lisses, souriantes et aisées de Paris, frôle ces gens quelconques qui se refusent, mais désabusés, d’une intimité impénétrable et, tout compte fait, polie. Les Français ont bâti Notre – Dame, le Louvre, conquis l’Europe et une grande partie du globe, puis sont rentrés chez eux : parce qu’ils préfèrent au plaisir guerrier un plaisir qui va de pair avec le bien-être, la sérénité. Mais parce qu’ils préfèrent aussi le plaisir à la réalité, ils continuent de se croire les maîtres du monde, ou du moins une grande puissance. Ce monde -agacé, condescendant, fasciné-, qui semble prêt à les suivre, à nous suivre. Souvent à contre cœur, mais quand même, pour l’instant. La violence des hommes a cédé ici devant le goût de rire, tandis qu’une discrète accumulation d’agréments laisse imaginer que le destin est synonyme de décontraction. Et j’en oublie la mort qui règne à Santa Barbara.

Pour le dire autrement, les différents confluents qui composent la civilisation européenne (gréco-romain, juif et, depuis deux mille ans, chrétien, puis leur enfant rebelle qu’est l’humanisme, sans oublier la présence arabo-musulmane de plus en plus forte), ainsi que les spécificités nationales, n’ont pas fait de la culture européenne seulement un beau manteau d’Arlequin ni un hideux broyeur d’étrangers victimisés – bien que ces extrêmes n’aient pas manqué à notre passé, et qu’ils hantent aujourd’hui encore, redoutables revenants, les latences xénophobes et antisémites du vieux continent. Une cohérence s’est cristallisée de ces diversités qui, pour la seule et unique fois au monde, affirme une identité, tout en l’ouvrant à son propre examen critique et à l’infini des autres. Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, un nous européen est en train d’émerger, qui porte au monde une conception et une pratique de l’identité comme inquiétude questionnante. En ce début du troisième millénaire, il est possible d’assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords. C’est la deuxième raison qui me fait revenir sur cette spécificité identitaire « à contre courant » que l’Europe offre au monde.

Cette philosophie identitaire de la diversité et du questionnement, je la situerai dans les domaines concrets de la langue, de la nation, et de la liberté.

I La diversité et ses langues.
En octobre 2005, sur une proposition française, puis européenne, fortement appuyée aussi par le Canada, l’Unesco a adopté une Convention sur la diversité qui est une étape majeure dans l’émergence d’un droit culturel international. Elle est intitulée : « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ». Tout en se proposant de « stimuler l’interculturalité afin de développer l’interaction culturelle dans l’esprit de bâtir des passerelles entre les peuples », la Convention affirme également le « droit souverain des Etats de conserver, adopter et mettre en œuvre les politiques et les mesures » appropriées à cette fin. Elle définit en outre le « contenu culturel » à sauvegarder et à développer, comme ce qui « renvoie au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des entités culturelles ». Plus de trente pays ont déjà accepté cette convention qui demande encore à être appliquée.

L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu’elle ne comporte de pays. A mes yeux, ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle qu’il s’agit d’abord de sauvegarder et de respecter – pour sauvegarder et respecter les caractères nationaux –, mais qu’il s’agit aussi d’échanger, de mélanger, de croiser. Et c’est une nouveauté, pour l’homme et la femme européens, qui mérite réflexion et approfondissement.

La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier non seulement le bilinguisme du globish english imposé par la mondialisation, mais aussi cette bonne et vieille francophonie, laquelle a bien du mal à sortir de son rêve versaillais, pour devenir l’onde porteuse de la tradition et de l’innovation dans le métissage. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel parce que trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou bien se réduira-t-il au globish ? Un exemple : le département de langue et littérature de Georgetown University a fêté son cinquantième anniversaire en 2000. A la question « Comment répondre à la Shoah ? », le doyen jésuite a répondu : « En enseignant les langues et les littératures ». Je constate plutôt pour l’heure une heureuse polyphonie linguistique et/ou culturelle, à laquelle les jeunes Européens, nos étudiants, s’essaient progressivement : peut-être plus couramment, plus naturellement que ceux venant d’autres pays et continents.

L’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue. Et c’est désormais le cas de l’Européen passant d’un pays dans un autre, parlant la langue de son pays avec celle, voire celles des autres. En Europe, nous ne pourrons pas, nous ne pouvons plus échapper à cette condition d’étrangers, qui s’ajoute à notre identité originaire, en devenant la doublure plus ou moins permanente de notre existence. C’est en passant par la langue des autres qu’il sera possible d’éveiller une nouvelle passion pour une langue nationale donnée, et qui sera reçue alors non comme une étoile filante, folklore nostalgique ou vestige académique, mais comme l’indice majeur d’une diversité résurgente.

Ce détour par l’autre pour s’interroger et se diversifier soi-même, auquel nous invite avec force l’espace européen, ne concerne pas seulement les langues nationales. Sommes-nous assez conscients de ce que les valeurs supposées universelles – parmi lesquelles celles de nation et de liberté –, sont des créations du patrimoine européen ? Plus encore : sommes-nous assez conscients de ce que notre histoire politique et notre goût de l’élucidation décapante nous permettent toujours d’en repérer les avantages aussi bien que les impasses et les tragédies ? Nombreux sont ceux qui s’emparent, dans le monde globalisé, de ces « valeurs » (nation, liberté) pour s’enferrer bientôt dans le culte nationaliste de leur nation plus ou moins jeune, à moins qu’ils n’explosent de colère dans des guerres saintes soi-disant émancipatrices qui se révèlent très vite liberticides – même si « on a raison de se révolter » contre les crimes commis au nom des « valeurs » européennes. Face à cela, sommes-nous assez imprégnés de l’identité européenne pour faire entendre qu’elle est inséparable de l’éternel retour sur elle-même et sur ses valeurs, qui lui permettent de se mettre en cause ? Sommes-nous capables d’écouter la voix, de déchiffrer le regard de ceux-là mêmes que l’Europe a meurtris ? Et de proposer des perspectives pour un monde de diversité et de pluralisme fait de singularités incommensurables, qu’aucun autre groupe humain n’a proposé avant l’Europe ou autour d’elle ?
II. De la nation, de la dépression nationale et ses surprises.
La nation et la liberté sont deux créations de la culture politique européenne : leur ambiguïté dans le fonctionnement de l’union européenne est aussi handicapante que porteuse ; l’histoire de la nation française et son actualité, ainsi que nos pratiques des libertés individuelles et collectives provoquent à tour de rôle engouements et polémiques ; et c’est bien dans ce contexte que la nation et la liberté subissent quand même dans l’espace européen une analyse, voire une recomposition sans précédent. Sommes-nous capables de ces évolutions, au point de les faire entendre hors de frontières européennes ?

Rappelons-nous d’abord que l’unité nationale française, dont la France a transmis le concept d’abord à l’Europe, puis au monde, est une réalisation historique qui revêt les allures d’un culte ou d’un mythe. Bien qu’en France comme ailleurs, chacun appartienne à sa famille, au clan de ses amis ou de sa profession, à sa province, etc, la cohérence nationale française est peut-être plus compacte qu’ailleurs, ancrée dans la langue, héritière de la monarchie et des institutions républicaines, enracinées dans l’art de vivre et dans cette harmonisation des coutumes partagées qu’on appelle « le goût français ». En France, l’enveloppe méta familiale n’est ni la Reine ni le Dollar, mais la Nation. Montesquieu l’a dit une fois pour toutes dans L’Esprit des lois : « Il y a deux sortes de tyrannie : une réelle qui consiste dans la violence du gouvernement, et une d’opinion qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la manière de pensée de la Nation ». La Nation comme contre pouvoir face à la tyrannie de l’exécutif, et comme tyrannie de l’opinion. Cette « manière de pensée de la Nation » est partout une donnée politique (depuis la Renaissance, qui voit se rassembler les peuples autour de telle couronne et son église ; puis dans la nation régicide, qui fit rouler les têtes dans la sciure – sinistre exception française – ; puis dans les guerres napoléoniennes), mais elle est une fierté et un facteur absolus en France. La République la tempère et parfois l’exalte. Qu’elle puisse dégénérer en nationalisme étriqué et xénophobe, nous en avons maints témoignages dans l’histoire récente. L’horreur nazie nous a conduit à condamner la Nation : on a eu raison. On s’aperçoit cependant que c’est une erreur de l’oublier et que l’Europe est loin d’être la seule responsable de cette sous estimation du « fait national ».

Pourtant la fierté nationale ne s’endort pas : attisée par le chômage et les délocalisations, elle peut devenir rapidement une arrogance poujadiste qui cache mal la paresse d’entreprendre. Pour le « peuple » français qui est aussi celui de Robespierre, de Saint-Just et de Michelet, la pauvreté n’est pas une tare : « Le peuple toujours malheureux », disait Sieyès ; « Les malheureux m’applaudissent », se félicitait Robespierre ; « Les malheureux sont la puissance de la terre », concluait Saint-Just. En voilà une glorieuse identité qui justifie les smicards et autres Rmistes lorsqu’ils élèvent la voix. Plus que dans d’autres pays, ils éprouvent en France un sentiment de supériorité : celui d’appartenir à une civilisation prestigieuse que, pour rien au monde, ils ne troqueraient contre les appâts de la globalisation.

Pourtant, quelle qu’en soit la pérennité, le caractère national peut traverser une véritable dépression comme il en existe chez les individus. La France a perdu l’image de grande puissance que de Gaulle avait reconquise. La voix de la France se laisse de moins en moins entendre, elle a du mal à s’imposer dans les négociations européennes et encore plus dans la compétition avec l’Amérique. Les flux migratoires ont créé les difficultés que l’on sait, et un sentiment plus ou moins justifié d’insécurité, voire de persécution, s’installe. L’alternative proposée par une vieille gauche paraît peu crédible. Dans ce contexte, le pays ne réagit pas autrement qu’un patient déprimé. La réaction première est de se retirer, de s’enfermer chez soi, de se plaindre. Beaucoup de Français déconsidèrent la vie communautaire et politique, ont peur des immigrés, redoutent l’Europe. L’arrogance patriotarde masque une autodépréciation sévère quand elle ne cède pas à la dévalorisation de soi et d’autrui.

Face à un patient déprimé, l’analyste commence par rétablir la confiance en soi : par restaurer l’image propre et instaurer la relation entre les deux protagonistes de la cure, pour que la parole (re)devienne féconde et qu’une véritable analyse critique du mal-être puisse avoir dans la foulée. De même, la nation déprimée requiert une image optimale d’elle-même avant d’être capable d’efforts pour entreprendre, par exemple ; une intégration européenne, ou une expansion industrielle et commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés. Il ne s’agit pas de flatter les Français, ni d’essayer de les bercer d’illusions sur des qualités qu’ils ne posséderaient pas. Mais il faut bien reconnaître que l’héritage culturel de la Nation, ses capacités esthétiques, autant que techniques et scientifiques, ne sont pas suffisamment mis en valeur, en particulier par les intellectuels toujours prompts à exceller dans le doute, et à pousser le cartésianisme jusqu’à la haine de soi. « Les nations, comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses », écrivait Giraudoux. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale ont entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques, souvent, à commettre, sous couvert de cosmopolitisme, « d’imperceptibles impolitesses » à l’égard de la Nation qui contribuent à aggraver la dépression nationale.

Les nations européennes attendent l’Europe, et l’Europe a besoin des cultures nationales fières d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. Une diversité culturelle qui est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal. La parce que la prise de conscience de cette spécificité pourrait jouer un rôle important dans la recherche de nouveaux équilibres mondiaux. Ceci me conduit à la spécificité européenne et à son rapport avec ce qu’on appelle, trop rapidement, la « culture américaine ».
III Deux modèles de civilisation.
La chute du Mur de Berlin en 1989 a rendu plus nette la différence entre deux modèles de culture : la culture européenne et la culture nord-américaine. Je précise d’emblée, pour éviter tout malentendu, qu’il s’agit de deux conceptions de la liberté que les démocraties dans leur ensemble et sans exception ont le privilège d’avoir élaborées et essayé d’appliquer. Différentes mais complémentaires, ces deux versions de la liberté sont à mes yeux également présentes dans les principes et les institutions internationaux, aussi bien en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique.

C’est Kant, dans Critique de la raison pure (1781) et Critique de la raison pratique (1789) qui définit, pour la première fois au monde, ce que d’autres êtres humains avaient probablement expérimenté, sans atteindre sa clarté de conscience : à savoir que la liberté n’est pas négativement une « absence de contrainte », mais qu’elle est positivement la possibilité d’auto commencement : « self-beginning », Selbstanfang. Identifiant la « liberté » avec l’ »auto commencement », Kant ouvre la voie à une apologie de la subjectivité entreprenante, de l’initiative du self – si je puis me permettre de lire au plan personnel sa pensée en fait « cosmologique ». Simultanément, le philosophe ne manque pas de subordonner la liberté de la Raison, qu’elle soit pure ou pratique, à une Cause : divine ou morale.

J’extrapole en disant que dans un univers de plus en plus dominé par la technique, la liberté devient progressivement l’aptitude à s’adapter à une « cause » toujours extérieure au self, à la personne, au sujet, mais désormais de moins en moins comme une cause morale, et de plus en plus comme une cause économique : dans le meilleur cas, les deux à la fois. Dans cet ordre de pensée, que favorise le protestantisme – je fais allusion au travail de Max Weber sur les liens entre capitalisme et protestantisme , la liberté apparaît comme une liberté de s’adapter à la logique des causes et des effets : Hannah Arendt a dit au « calcul des conséquences », à la logique de la production, de la science, de l’économie. Etre libre serait être libre de tirer les meilleurs effets et profits de l’enchaînement des causes et des effets pour s’adapter au marché de la production et du profit.

La globalisation et le libéralisme seraient en somme l’aboutissement de cette sorte de liberté, dans laquelle vous êtes libre… d’occuper une meilleure place dans la chaîne des causes-et-des-effets productifs. La Cause Suprême (Dieu) et la Cause Technique (le pouvoir financier : euro ou dollar) étant les deux variantes, solidaires et coprésentes, qui garantissent le fonctionnement de nos libertés au sein de cette logique qu’on pourrait appeler d’instrumentalisation de la personne. Je ne nie pas l’ampleur et les bienfaits de cette forme de liberté qui sait nous inclure dans la chaîne causes-effets, et culmine dans un type particulier de pensée, dont l’apogée est la pensée scientifique, la pensée-calcul. Celle-ci est, sans conteste, un moment capital du développement de l’humanité accédant à la technique, au libre marché et à l’automatisation. La civilisation américaine est la mieux adaptée à cette liberté d’adaptation. La culture européenne qui l’a engendrée, notamment par l’entreprise protestante, se montre pourtant moins performante au vu de ses critères, auxquels elle semble pour l’instant rebelle à se réduire : heureusement pour certains, à regret pour d’autres.

Car il existe un autre modèle de liberté, elle aussi de provenance européenne. Il apparaît dans le monde grec, au cœur de la philosophie, avec les présocratiques, et se développe par l’intermédiaire du dialogue socratique. Sans être subordonnée à une cause, cette autre liberté est préalable à la concaténation des « catégories » aristotéliciennes, qui sont déjà en elles-mêmes des prémisses de la raison scientifique et technique : cette liberté fondamentale se déploie dans l’Etre de la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même et à l’autre, et en ce sens se libère. Cette libération de l’Etre de la Parole par et dans la rencontre entre l’Un et l’Autre a été mise en évidence dans la discussion que Heidegger a entreprise de la philosophie de Kant (séminaire de 1930, publié sous le titre L’Essence de la liberté humaine .) Il s’agit d’inscrire cette liberté de la rencontre surprenante dans l’essence de la philosophie, en tant que questionnement infini, avant que la liberté se fixe — mais seulement ultérieurement — dans l’enchaînement des causes et des effets, et dans leur maîtrise.

A l’horizon du monde moderne, il importe aujourd’hui d’insister sur cette deuxième conception de la liberté – qui se donne dans l’Etre de la Parole à travers la Présence du Soi à l’Autre. Les connotations psychologiques et sociales de cette liberté-révélation ainsi formulées sont évidentes. C’est le poète qui en est le détenteur privilégié. Mais aussi le libertin, bravant les convenances des causes-effets sociaux pour faire apparaître et formuler son désir dissident. Mais aussi le transfert et le contre-transfert de l’expérience analytique. Tout comme le « révolutionnaire », au sens du mot révolte que j’essaie de réhabiliter : *du sanscrit -vél, retour vers l’avant, dé-voilement, resourcement, re-fondation, ré-vélation. La révolte ainsi comprise, intéressant les hommes et les femmes du troisième millénaire, surtout dans l’Europe actuelle, sur le point de réunir les conditions économiques et politiques d’un tel accomplissement, cette révolte inscrit les privilèges de la personne singulière au-dessus de toute autre convention.

La société européenne que tente de construire l’Union européenne aspire à tenir compte de la logique de la globalisation, sans pour autant se réduire au du libéralisme du « laisser-aller », souvent identifié au « modèle américain ». Cette particularité n’est pas seulement une « exception culturelle » due à une mémoire et à une tradition qui seraient plus anciennes, « raffinées », « sophistiquées », parce que provenant du « vieux continent ». Elle relève de la conviction que nous avons ces deux conceptions de la liberté : celle qui s’adapte aux évolutions techniques et au marché globalisé, privilégie, et celle qui privilégie la quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte et favorisant la singularité (que j’ai évoquée au début), à l’encontre des certitudes et impératifs identitaires, économiques ou scientifiques.

On décèle aisément les risques de ce deuxième modèle fondé sur l’attitude questionnante : ignorer la réalité économique, s’enfermer dans des revendications corporatistes, abandonner la compétition mondiale et se retirer dans la paresse et les archaïsmes. Mais on voit aussi aisément les avantages de ce modèle de liberté dont se font porteuses aujourd’hui les cultures européennes. Cet autre modèle — qui est plutôt une aspiration qu’un projet fixe — est animé par un souci pour la vie humaine dans sa singularité la plus fragile.

Cette singularité de chaque homme, de chaque femme dans ce qu’il ou elle a d’incommensurable, irréductible à la communauté, et en ce sens de « génial » ; cette singularité dont l’émergence et le respect sont parmi les acquis les plus étonnants de la culture européennes, et qui constitue le fondement ainsi que la face intime des droits de l’homme. C’est bien le souci du sujet singulier qui permet d’étendre et d’adapter les droits politiques eux-mêmes aux pauvres, aux personnes handicapées, aux personnes âgées, mais aussi de respecter les différences sexuelles et ethniques dans leur intimité spécifique. Seul ce souci du singulier peut éviter de « massifier » les diversités en leur réservant le rôle de consommateurs du « free market » (mais qui s’en privera ?) ;
Pourrons-nous préserver cette conception de la liberté singulière pour l’humanité tout entière ? Rien n’est moins sûr, car tout indique que nous sommes emportés, sur cette terre, par le maelström de la pensée-calcul et de la consommation. Avec, pour unique contrepoint, la renaissance des sectes où le sacré n’est pas la mise en question permanente que j’ai évoqué plus haut, mais une subordination à la même logique de causes et d’effets poussés jusqu’à l’absolu qu’est, en l’occurrence, le pouvoir asservissant de la secte ou du système de croyance fondamentaliste. En d’autres termes, l’alternative religieuse, pour autant qu’elle dégénère en heurts entre fondamentalismes, loin d’être un contrepoint à la maîtrise technologique, agit comme l’envers symétrique de la logique de compétition et de conflits, qu’elle renforce.

Dans ce contexte, l’Europe est une fois de plus loin d’être homogène et unie. La crise en Irak et la menace du terrorisme ont conduit certains à constater qu’un abîme séparerait les pays de la « Vieille Europe » de ceux de la « Nouvelle Europe », selon leur terminologie. Sans aller très loin dans la complexité de cette problématique, je voudrais exprimer deux opinions, encore une fois très personnelles, sur le sujet. D’abord, il est impératif que la « Vieille Europe », et la France en particulier, prennent vraiment au sérieux les difficultés économiques de la « Nouvelle Europe », difficultés dont les conséquences rendent ces pays particulièrement dépendants des Etats-Unis. Mais il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et tout particulièrement religieuses, qui nous séparent de ces pays, et d’apprendre à mieux respecter ces différences (je pense à l’Europe orthodoxe et musulmane, au malaise persistant des Balkans). La fameuse « arrogance française » ne nous prépare pas vraiment à cette tâche, et les peuples orthodoxes d’Europe de l’Est ressentent cette méconnaissance avec amertume. Cependant, la connaissance que l’Europe possède du monde arabe, après tant d’années de colonialisme, nous rend particulièrement attentifs à la culture islamique et capables de moduler, sinon d’éviter totalement le « heurt des civilisations » auquel j’ai fait allusion. Mais en même temps, l’antisémitisme sournois des pays européens devrait nous rendre vigilants face à la montée des formes nouvelles d’antisémitisme.
J’ai insisté à dessein sur la provenance gréco française de ce deuxième modèle de liberté que j’ai trop rapidement dessiné. Je dois préciser que nul n’en a le monopole, et que le monde protestant comme le monde catholique sont féconds des potentialités de cette liberté-là. J’ajoute que la notion d’élection dans le judaïsme, bien que différente de celle de liberté, rend une personne issue de cette tradition particulièrement apte à effectuer précisément ce qui nous manque : à savoir un croisement entre ces deux versions de la liberté, « libérale » et « solidaire », « technique » et « poétique », « causale » et « révélatrice ».

D’autres civilisations apportent d’autres conceptions de l’être humain. Le projet européen a pour vocation de reconnaître et d’optimiser leur diversité qui s’éveille en réaction à la globalisation en cours. Il faut leur laisser leur place, par-delà la globalisation en cours. En apparence, personne ne récuse le fait que la diversité des modèles culturels est le seul gage de respect pour cette « humanité », dont nous n’avons pas de définition autre que l’hospitalité, alors que l’uniformisation technique et robotique en est, de toute évidence, la plus facile et la plus immédiate trahison. Mais soyons attentifs : l’hospitalité ne devrait pas être une simple juxtaposition de différences, avec domination d’Un modèle sur Tous les autres ; au contraire, l’hospitalité dans la diversité exige une prise en considération des autres logiques, des autres libertés, pour rendre chaque façon d’être plus multiple, plus complexe. L’humanité, dont je cherche – avec l’Europe – la définition, est peut-être un processus de complexification. Serait-ce un autre mot pour dire « culture européenne » ?

Dans cette voie, l’identité culturelle européenne dans le sens que j’ai suggéré aujourd’hui pourrait être un pas décisif. On connaît l’adage des moralistes français : si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. Je dirais que si l’Europe n’existait pas, il faudrait l’inventer. C’est dans l’intérêt de notre liberté plurielle, et c’est aussi dans l’intérêt de l’Amérique qui se pose en « Troisième Rome » du monde globalisé, non sans s’apercevoir du rejet que provoquent cette uniformisation et ses conséquences désastreuses.

Je n’ignore pas les catastrophes que nous promet le troisième millénaire. Dévastation calculatrice des esprits ? Automatisation techniciste de l’espèce ? Apocalypse écologique ? Mon pari européen n’est pas un optimisme de façade en désespoir de cause ; je le veux à la hauteur de ces dangers qui nous assaillent de toute part. Mais je le désire aussi à la hauteur des latences de notre culture dont nous sommes capables aujourd’hui d’apprécier aussi bien les risques que les promesses. Dans cette perspective, la francophonie est plus qu’une tradition, moyen ou acteur de la diversité, elle peut en être la véritable inspiratrice.
Question de la salle

Une personne dans la salle s’interroge sur le recul de l’apprentissage de la langue française dans le monde. Cette nouvelle francophonie doit elle promouvoir le développement de la langue française ? Julia Kristeva répond que malgré ce recul , le désir de français, comme mode de vie est incontestable ; il passe également par une demande de culture européenne dont les français sont porteurs ; Lorsque un individu apprend le français , il accède de par l’ histoire de celles-ci, aux valeurs européennes . Ces valeurs sont davantage affirmées aujourd’hui à travers les étudiants qui viennent chercher ce modèle, sans passer forcément par l’apprentissage du français. En effet ces valeurs peuvent très bien être transmises en anglais, pour inciter, dans un second temps, les personnes intéressées à apprendre la langue française. Selon moi, il est possible d’empêcher le recul de la langue française en mettant l’accent sur les valeurs de la France ».

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