Le Québec et l’ACCT : tribulations d’un état fédéré en Francophonie

Conférence prononcée par M. Marcel Masse, Président de la Commission franco-québécoise sur les lieux  de mémoire communs

Mesdames et Messieurs, chers amis,

Un rêve africain

Tout commença par un rêve venu d’Afrique. L’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) n’aurait en effet pas existé sans l’impulsion historique de trois chefs d’État africains : Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Habib Bourguiba de Tunisie et Hamani Diori du Niger.

L’ACCT fut le fruit d’une longue et laborieuse maturation, car le projet n’allait pas de soi. Pour les uns, la création d’une organisation francophone structurée risquait de perpétuer, sous une forme nouvelle, le colonialisme d’antan; pour les autres, la coopération multilatérale constituait une menace aux mécanismes bilatéraux existants, surtout dans le cadre de la coopération France-Afrique. Les intérêts du Canada quant à eux, n’étaient pas dénués d’ambivalence. Si le Canada accordait sa préférence à une initiative moins structurée : une francophonie plus informelle, moins visible, s’appuyant sur des organismes non gouvernementaux, en même temps, force lui était d’admettre que cette francophonie organisée à laquelle aspiraient bon nombre, lui permettrait de confirmer son rôle dans l’espace francophone, et, fait majeur, d’affirmer sa primauté en ce domaine par rapport au Québec.

Lorsqu’elle prit enfin naissance, l’Agence allait être cependant fort différente du vaste et ambitieux projet imaginé par Léopold Sédar Senghor. Le président Senghor rêvait de créer une « communauté de langue française (qui serait) peut-être la première du genre dans l’histoire moderne. Elle exprime un besoin de notre époque où l’homme, menacé par le progrès scientifique dont il est l’auteur, veut construire un nouvel humanisme qui soit, en même temps, à sa propre mesure et à celle du cosmos. »
Pour Senghor, ce serait un « Commonwealth à la française » , une « Communauté spirituelle », une « francité » organisée, « principe incontestable » de la francophonie à créer.

C’est ce projet, dans lequel le Québec fut un acteur essentiel et combien problématique, dont je vais tenter de rappeler les principales étapes ainsi que les embûches les plus visibles. En fait, l’histoire de la création de l’ACCT se confond en bonne partie avec la question du statut du Québec au sein de cette organisation. Non que le Québec fût intrinsèquement un acteur privilégié de cette histoire, non plus qu’il méritât une attention particulière. Mais si je m’attarde sur son cas, c’est essentiellement en raison du fait qu’en l’absence du Québec l’Agence devenait un projet politiquement impossible à réaliser. Et puis, comment l’oublier, ayant été moi-même acteur de cette histoire, le Québec était là, aux toutes premières heures de la Francophonie, parce que son destin l’y avait conduit; parce qu’il pressentait déjà que son avenir dépendait de cette solidarité naissante que des peuples de tous horizons avaient le désir de forger pour créer une « communauté plurielle », selon les mots du président Senghor.

Une Agence aux ambitions modestes

L’initiative de départ, pourtant, fut bien modeste en regard de l’idéal exposé par Senghor. Tout commence, en effet, en juin 1966, quand le président nigérien Hamai Diori lance à Tananarive, au nom de l’Organisation commune africaine et malgache (OCAM), le projet d’une « Communauté spirituelle des nations qui emploient le français » et qu’il est chargé, avec le président Senghor du Sénégal, de soumettre cette idée à ses futurs membres. Cette communauté avait trouvé une sorte de première ébauche dans la Conférence des ministres de l’Éducation qui s’était étendue, un an plus tôt, au forum plus vaste des pays parlant français.

En janvier 1968, au moment où se tient une autre réunion de l’OCAM, à Niamey, l’idée lancée à Tananarive à déjà fait son chemin dans les esprits et le président Diori accepte le mandat de convoquer une conférence dans le but d’étudier la création d’une agence francophone de coopération multilatérale. L’idée est en germe, mais elle reste encore à l’état de principe. Il faudra attendre un an, lors de la Conférence dite de Niamey I, pour que les choses prennent une forme plus concrète.
D’ici là, pour le Québec, une autre étape reste à franchir.
En effet, la Conférence des ministres de l’Éducation de Libreville, du 5 au 10 février 1968, marque pour le Québec à la fois ses premiers pas dans les affaires internationales multilatérales et son entrée officielle dans le champ de la francophonie, une francophonie encore balbutiante et à la recherche de son identité.

C’est le 17 janvier 1968 que le Gabon lança une invitation au Québec en vue de sa présence à cette Conférence des ministres de l’Éducation. Pour sa part, le Canada fut tenu à l’écart et la lettre d’invitation fut envoyée au « ministère des Affaires étrangères du Québec » par le ministère des Affaires étrangères du Gabon. Cette lettre contenait une invitation du Ministre gabonais de l’Éducation adressée au Ministre québécois de l’Éducation. Mis au courant de l’invitation de Libreville, le gouvernement canadien s’opposa à la participation du Québec à une conférence internationale, la « province du Québec » n’étant pas autorisée à s’exprimer au nom du Canada sur les questions internationales.

En janvier 1969, c’est muni d’un arrangement ad hoc que le Québec se présente à la conférence des ministres francophones de Kinshasa. Le Québec est cette fois présent au côté du Canada. Cette conférence traitant d’éducation, un champ de compétence constitutionnellement attribué au Québec, ce dernier pouvait y parler en son propre nom et non par la voix des autorités fédérales canadiennes. La délégation canadienne est présidée par le ministre québécois Jean-Marie Morin.

Le Québec à l’ACCT : les prémisses d’une politique extérieur

Le précédent de Kinshasa aura des suites et, d’arrangements en arrangements, le Québec tracera la voie de sa politique d’affaires internationales et définira les conditions de sa participation au sein de la future Agence.

En juin 1966, à la suite d’élections générales au Québec où le parti de l’Union nationale sort vainqueur, le nouveau premier ministre, M. Daniel Johnson, forme son gouvernement.

Ce sera à titre de ministre des Affaires intergouvernementales du Québec que je participerai à la première Conférence des pays francophones, à l’invitation du président Diori. La conférence voulue par l’OCAM se déroule à Niamey du 17 au 20 février 1969 La participation du Québec à cette conférence s’inscrivait dans le mouvement amorcé à Libreville et à Paris en 1968, poursuivi à Kinshasa au début de l’année 1969. La coopération multilatérale francophone envisagée à ce moment correspondait à une ambition plus vaste que celle qui prendrait réellement forme un an plus tard. Pour l’heure, quoique de manière encore confuse, les États participants envisageaient la création d’une organisation internationale à vocation culturelle et technique qui serait un instrument commun de coopération multilatérale, d’échanges, d’harmonisation des efforts, de circulation de l’information, de diffusion des expériences. Ils souhaitaient qu’y fussent représentées toutes les grandes aires de civilisation. La proposition d’une agence internationale de coopération culturelle et technique des pays francophones était ainsi clairement évoquée.

Alors que le Canada s’était opposé à la présence du Québec à Libreville et qu’il s’était résigné de mauvaise grâce à sa participation à la conférence de Kinshasa, il avait, cette fois, négocié avec le Québec, à la veille de Niamey I, un arrangement ad hoc qui, selon lui, visait à corseter sa présence.

Ainsi, si les délégués du Québec, selon le texte de cet arrangement, pouvaient parler au nom de leur gouvernement sur « toute matière du domaine de la compétence constitutionnelle du Québec », une « liste » de ces matières devaient au préalable être transmise aux autorités canadiennes. Le Québec devait être identifié à la conférence au moyen d’une « mention appropriée ». Aujourd’hui encore, au sein des diverses instances de l’OIF, le Québec est identifié sous l’appellation de « Canada-Québec », comme un vestige de cette naissance difficile et de cette identité ambiguë voulue par le gouvernement canadien. Plus significatif cependant, le texte de l’entente prévoyait que les délégués du Québec s’intégreraient d’office à la délégation canadienne.

L’entente établissait donc un subtil distinguo entre la délégation, strictement canadienne, puisque seul le Canada disposait d’une personnalité souveraine en vertu du droit international, et les délégués, dotés d’une double mais infrangible identité, canadienne et québécoise, le Québec étant un État fédéré.

La rencontre de Niamey eut lieu, et le 17 février 1969, responsable de la délégation québécoise, j’eus l’occasion d’expliquer à l’Assemblée générale des délégations pourquoi il avait été vital pour le Québec de participer aussi bien aux rencontres de Libreville, de Kinshasa qu’à cette conférence des pays francophones de Niamey : « Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que les francophones sont environ six millions au Canada, ce qui représente environ 30% de la population de ce pays ( 22% en 2006) et que les 4/5 d’entre eux se retrouvent au Québec. On comprend aisément, à ce seul rappel, le besoin essentiel que nous avons de relations directes avec les peuples frères d’Europe, d’Afrique et d’Orient puisque, comme le disait si justement l’ancien premier ministre du Québec, feu Daniel Johnson, « la participation active à la francophonie, c’est l’oxygène de notre vie culturelle » ». Ajoutons qu’en fait les francophones forment moins de 2% de l’Amérique anglo-saxonne. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes.
La conférence, quant à elle, avait progressé par rapport aux tentatives antérieures : le principe d’une organisation francophone permanente était désormais accepté. Le président Diori avait été chargé de diriger la consultation auprès des gouvernements représentés à Niamey, dont le Québec, de même que les travaux de réflexion en vue de préciser le rôle, l’envergure et la composition de l’Agence. La conférence avait confié à un secrétaire exécutif provisoire, le Québécois Jean-Marc Léger, le mandat de proposer au président Diori, dans un délai d’un an, les statuts de l’Agence et un texte sur ses conditions de fonctionnement.

La conférence de Niamey s’était achevée dans l’ambiguïté. Quel type d’organisation voulait-on ? Deux conceptions, largement contradictoires, dominaient alors les esprits. Certains pays, essentiellement ceux du Nord, souhaitaient non pas créer un organisme d’intervention et de financement s’ajoutant aux organes bilatéraux existants, mais mettre en place « un mécanisme original d’étude, de concertation, d’harmonisation et de proposition » appelant une structure légère et un budget modeste . En revanche, les pays du Sud imaginaient une « organisation active de coopération multilatérale, dotée de moyens relativement importants, pour aider concrètement les pays membres dans les domaines de l’éducation et de la culture. » Au fond, dès la conception de l’Agence, les pays du Sud, majoritairement africains, avaient déjà en tête l’institution qui naîtra à Hanoi en 1997.

Dans les délais fixés par la conférence, le secrétaire exécutif provisoire remit les résultats de sa réflexion. Réfractaire à l’idée de se substituer à la décision politique quant à l’éventuelle adhésion des États ou des gouvernements à la nouvelle organisation, il proposa une agence de coopération multilatérale réservée aux seuls États souverains, conception qui excluait de ce fait le Québec. Si la francophonie naissante se voyait attribuer une vocation plus large, mais encore bien éloignée des vues du président Senghor, le Québec pour sa part se trouvait écarté d’un projet dont il était depuis l’origine l’un des initiateurs et des acteurs les plus militants. La porte ouverte à Libreville et entrouverte à Kinshasa, venait brusquement et de façon inattendue de se refermer sur les ambitions internationales du Québec.

De toute façon, il fallait préparer la deuxième Conférence, soit Niamey II (avril 1970). Toujours ministre des Affaires intergouvernementales et désireux d’éviter toute confusion des rôles et d’affirmer la pleine autonomie des représentants du Québec, je refusai de « coprésider » la délégation canadienne.

Le 10 mars, le premier ministre du Québec, M. Jean-Jacques Bertrand, dans une lettre adressée à son homologue canadien, M. Pierre-Elliott Trudeau, exposait le point de vue du Québec à la veille de la conférence de Niamey II. Il y formulait quatre énoncés :

« 1. La présence et l’action du Québec doivent être adéquatement identifiées.
2. Le Québec doit pouvoir parler en son nom et prendre ses propres engagements dans les matières de sa compétence.
3. Les procédures de vote doivent refléter cette dualité en prévoyant une abstention obligatoire en cas de désaccord dans des matières de compétence québécoise.
4. Les statuts de l’Agence doivent s’inspirer des mêmes principes et permettre une participation directe du Québec aux travaux de l’Agence. »

Le Québec aspirait à devenir un membre distinct au sein de l’Agence. Cela, vu par le Canada, c’était, selon la formule du premier ministre Trudeau, rechercher une « place séparée », solution hybride et inédite, peu conforme à la pratique internationale.

La position du gouvernement canadien tenait dans une équation simple et radicalement contraire à celle du Québec : la deuxième conférence de Niamey réunissant des pays, l’Agence – dont le champ, fait capital, n’était plus restreint au seul domaine de l’éducation – devait donc à son tour regrouper des pays. Comme le résume M. Claude Morin alors vice-ministre des Affaires intergouvernementales : « Le Québec devrait donc se contenter de représentants dans une délégation canadienne sous autorité fédérale complète : pour l’avenir, au sein de l’Agence, l’espace québécois serait dessiné selon les devis d’Ottawa. Plus question de délégation séparée, ni d’invitation directe, ni d’attentions particulières ».
Contrairement à la première réunion, le Québec ne reçut pas d’invitation directe pour cette conférence de Niamey II, le gouvernement canadien se chargeant de transmettre au Québec l’invitation du président Diori à y participer, au sein d’une délégation canadienne regroupant non seulement la province du Québec, mais aussi les provinces de l’Ontario, du Manitoba et du Nouveau-Brunswick.

Le Québec d’abord exclu de l’Agence

La conférence de Niamey II était appelée à entériner une proposition qui excluait l’État et le gouvernement du Québec comme membre de l’Agence, première et seule institution internationale francophone étatique. Quelle déception et, surtout, quel recul ! Mais la partie n’était pas perdue et l’appui vint d’où le Québec ne l’attendait pas. Devant le refus du Canada à reconnaître au Québec un statut conforme à sa place dans l’espace francophone et les réticences pour ne pas dire le refus du Québec à faire office de figurant dans l’antichambre de l’Agence, ce qui équivalait à reconnaître du même coup la primauté du Canada dans ses affaires internes, le président Diori menaça de démissionner si aucune solution acceptable n’était trouvée. Diori se posait ainsi, bien malgré lui, en arbitre d’un duel interne. La France vint opportunément à sa rescousse et proposa qu’à défaut d’une invitation, une notification permît au Québec de se joindre à la conférence, invité « à travers Ottawa ». Ses demandes n’étant pas satisfaites, le Québec fut d’abord tenté de faire faux bond à la conférence. Cette hypothèse fut rapidement écartée, le Québec, mais aussi la France, estimant que cette absence, au moment où l’organisation de la francophonie tentait de prendre forme, n’aboutirait qu’à priver le projet de son sens. La France proposa d’ajourner la conférence si le Québec ne pouvait s’y rendre. Certes, la position française n’était pas entièrement dénuée de calculs : cette Agence lui paraissait trop ambitieuse et trop coûteuse et un report pouvait utilement servir les intérêts immédiats de son principal bailleur de fonds.

Et puis l’élargissement

Finalement, le Québec acquit un statut à peu près analogue à celui obtenu lors de la première conférence de Niamey. Le ministre québécois parlerait « au nom du Québec », au sein d’une délégation canadienne où il n’avait toutefois aucun statut distinctif. Sur les questions relevant des « compétences exclusives » du Québec et des provinces, le Canada s’abstiendrait de voter en cas de mésentente.

À l’ouverture de la conférence, la France y alla d’une proposition audacieuse. Jugeant l’hypothèse d’une Agence réservée aux seuls États souverains trop exclusive, elle suggéra d’y admettre les gouvernements et proposa l’élaboration d’une convention et d’une charte constitutive. Le Canada s’opposa fermement à l’élargissement, tandis que de nombreux pays africains (Mali, Cameroun, Liban, Haute-Volta, Île Maurice, Sénégal) endossèrent la proposition française. La France ne se limita pas à proposer que des États non souverains adhèrent à l’Agence, elle poussa l’audace jusqu’à suggérer que ceux-ci signent la convention créatrice de l’Agence. Devant l’opposition du Canada et d’autres pays à consentir à cette entorse au droit international qui permettait à un État non souverain d’apposer sa signature sur un texte international relevant de la compétence exclusive d’un pays, la France imagina un nouvel amendement selon lequel « sous réserve de l’approbation de l’État dont relève le territoire sur lequel le Gouvernement concerné exerce son autorité ».

Cette ingénieuse proposition, qui ouvrait la porte de l’Agence au Québec, modifiait l’équilibre des forces et faisait peser sur les épaules du Canada la responsabilité d’accueillir ou non le Québec au sein de l’organisme francophone à créer. La nouveauté juridique allait s’avérer inapplicable puisque, selon Ottawa, un État non souverain ne pouvait en vertu du droit international signer une convention internationale. Par conséquent, à moins de trouver un compromis raisonnable, le Québec ne pourrait devenir membre de l’Agence. C’était, une fois encore, sans compter sur l’ingéniosité des diplomates du Quai d’Orsay. La France proposa un compromis à deux têtes : la convention serait signée par les États souverains, seuls membres reconnus de l’Agence ; la Charte, quant à elle, autoriserait la participation directe des gouvernements, c’est-à-dire du Québec, à titre de « gouvernements participants ».

Le Canada, après de longs débats et au terme d’amendements nombreux et pointilleux, dut finalement battre en retraite et consentir à adopter l’article 3, alinéa 3 de la Charte créant l’ACCT.

La conférence constitutive de Niamey aboutit finalement à un compromis institutionnel. Selon les désirs du Sud, l’organisation mise en place s’occuperait de coopération multilatérale directe, mais fonctionnerait à partir des maigres ressources consenties par les bailleurs du Nord.

Le statut ambigu du Québec

Le 20 mars 1970, vingt-deux pays signèrent la Convention de Niamey qui accordait aux États non souverains un statut de gouvernement participant aux institutions de l’Agence, « sous réserve de l’approbation de l’État membre dont relève le territoire sur lequel le gouvernement participant concerné exerce son autorité et selon les modalités convenues entre ce gouvernement et celui de l’État membre. » Le Québec, en tant que gouvernement participant, n’est pas partie à la convention de Niamey, privilège réservé aux seuls membres de l’Agence. Ce jour là, le Québec était seulement admis à participer aux institutions, aux activités et aux programmes de l’Agence en vertu de l’article 3.3. Il deviendra membre de l’ACCT le 11 octobre 1971 à l’occasion de la 2e Conférence générale de l’Agence, tenue du 10 au 15 octobre à Ottawa et Québec et au terme d’une nouvelle ronde de négociations avec le gouvernement canadien qui allait permettre cette fois la conclusion d’un protocole définissant les modalités de sa participation à l’Agence et ses conditions d’adhésion. L’entente fut signée le 1er octobre 1971 par le premier ministre du Québec, M. Robert Bourassa – aussi ministre des Affaires intergouvernementales – et le ministre canadien des Affaires extérieures, M. Mitchell Sharp. Le texte s’inspirait des arrangements ad hoc conclus en prévision de Niamey II et encadrait de manière restrictive la participation du Québec aux activités et programmes de l’Agence, « suivant des modalités convenues dans chaque cas avec le gouvernement du Canada » (art. 16 du Protocole).

L’entente ne reconnaissait toujours pas au Québec le droit d’être représenté à l’Agence par une délégation distincte. Son article 11 stipulait en effet, que « la participation du gouvernement du Québec aux conférences et réunions officielles de l’Agence est assurée par un groupe de ministres ou de fonctionnaires au sein de la délégation canadienne, ce groupe étant formé par le gouvernement du Québec. » Le Québec fut, par ailleurs, autorisé à se prononcer sur « toutes matières ressortissant à sa compétence constitutionnelle. Notons que l’année suivante, le Nouveau-Brunswick adhérera à l’Agence selon des conditions à peu près similaires.
La charte conférant à l’Agence un mandat élargi, excédant le périmètre étroit de l’éducation, le Québec est invité par le texte de l’entente de 1971 à n’intervenir que dans le cadre de ses quartiers réservés.

On comprend ainsi que le constitutionnaliste Louis Sabourin ait pu écrire que l’entente juridique de 1971 qui « permit à Ottawa et à Québec de s’entendre sur la participation du Québec aux activités de l’ACCT a confiné l’action du Québec dans la Francophonie, mais elle l’a aussi confirmée face à un gouvernement fédéral qui voyait dans toute expansion de la compétence internationale du Québec une menace à la souveraineté du Canada. »

Dans les faits, tout au long de l’histoire de l’Agence, le Québec exploitera l’ensemble des potentialités ouvertes par les droits qui découlaient de son statut, au point qu’il se définira lui-même comme « un membre à part entière » de la Francophonie.

La réalité, c’est qu’au sein de la nouvelle Agence de coopération, le Québec obtint un statut de gouvernement participant rendu possible par l’article 11 de la Charte de l’ACCT, qui reprend le texte de l’article 3.3 de la Convention de l’Agence de coopération culturelle et technique. En droit, le Québec ne peut donc prétendre être membre à part entière de la Francophonie, le statut de gouvernement participant n’autorisant pas cette qualification. Dans la pratique, les modalités de participation appliquées au Québec excèdent ce que la lettre autorise. Le Québec, par exemple, a pu s’exprimer sans réserve sur toutes les questions lors du Sommet de Beyrouth et de Ouagadougou, y compris sur celles relatives à la situation politique internationale.

En fait, la participation du Québec à la Francophonie s’inscrit, en principe, à l’intérieur de la participation du Canada à ces instances, à la différence de la Communauté française de Belgique qui jouit d’un statut distinct qui la qualifie comme membre à part entière de la Francophonie. Cette limitation a d’ailleurs été invoquée pour exclure le Québec des réunions de concertation organisées par les observateurs de la Francophonie auprès des Nations unies.

Malgré son statut officiel de gouvernement participant, le Canada et les autres pays et gouvernements membres de la Francophonie reconnaissent de facto au Québec la capacité d’intervenir comme un membre de plein droit de l’OIF, sans toutefois qu’il jouisse de tous les droits et privilèges reconnus aux États signataires de la convention de Niamey.

Le premier Sommet : un chemin difficile

L’Agence nouvellement créée répondait-elle pour autant aux vœux de Senghor ? En fait, on en était encore bien loin, même si sa mise en place « marquait le passage de la francophonie au plan des rapports interétatiques. » Le président Senghor n’y reconnaissait nullement pourtant le vaste projet qu’il avait exposé en juin 1966, à Tananarive, devant ses pairs de l’OCAM. Plus que les moyens insuffisants de l’Agence, c’était d’abord « l’esprit, le dessein général, les orientations qui lui paraissaient fort éloignés de son propre projet. »

« Tous les chefs d’État, devait-il déplorer quelques mois plus tard, ne seront pas impliqués, la francophonie ne constituera pas une priorité dans nos pays ni une force véritable dans le monde. » En effet, selon l’expression du président Diori, à Niamey il avait fallu « limiter les ambitions » de ses concepteurs et des pays du Sud, qui auraient souhaité lui assigner des objectifs plus vastes. L’Agence n’était pas l’organisme de défense et de promotion du français voulu par Senghor. Sa mission première, telle qu’imaginée à Niamey, consistait à mettre en œuvre la coopération multilatérale à l’aide du français, réduit à un simple instrument technique entre les membres. La création d’une communauté des pays de langue française restait quant à elle toujours en chantier et l’Agence ne jouissait pas des moyens capables de lui conférer une réelle autorité politique.

Il restait encore à inventer, selon la formule de Jean-Marc Léger, « la nécessaire et peut-être impossible communauté francophone, dont l’Agence deviendrait le fer de lance, le mode d’expression et l’instrument d’action. »

Seul un sommet des pays francophones était en mesure de concrétiser le rêve de Senghor, un sommet qui réunirait idéalement d’autres pays francophones non membres de l’Agence. Dans un message transmis en août 1975 au président français Valery Giscard d’Estaing, Senghor fit savoir sa préoccupation à cet égard. Pour sa part, le premier ministre du Canada P.E.Trudeau, qui voyait là une façon d’éliminer la question de la participation du Québec, se fit aussitôt le défenseur de cette idée, à condition toutefois que le Sommet envisagé, où l’on discuterait des grands problèmes internationaux, ne réunît que des représentants politiques d’États souverains et que l’Agence fût écartée des préparatifs de cette réunion.

Quant au Québec, on l’imagine aisément, il défendait une toute autre conception des choses. Ce sommet des gouvernements francophones, il ne pouvait imaginer en être exclu et le situait tout naturellement dans le prolongement de l’Agence. Après tout, il était déjà un gouvernement participant de l’Agence de coopération, seule communauté organique de la francophonie. Au bout du compte le Québec, dans cette entreprise, ne chercha jamais à obtenir autre chose qu’un statut identique à celui qu’on lui avait reconnu au sein de l’Agence en 1971. Pouvait-on raisonnablement concevoir que la francophonie puisse reposer sur des bases solides et permanentes sans la présence du Québec ?

La table était donc mise pour une nouvelle querelle de « grands Blancs », selon l’épithète peu flatteuse utilisée par Senghor dans une lettre adressée au premier ministre du Québec M. René Lévesque le 29 janvier 1979 . L’attitude intransigeante du Canada allait-elle retarder l’avènement d’une francophonie politique des peuples. À nouveau, la France joua un rôle déterminant lorsque le ministre français des Affaires étrangères déclara devant son Assemblée nationale, le 9 novembre 1977, que la France refusait de « participer à quelque réunion ou sommet de chefs d’État ou de gouvernement francophones où le Québec ne serait pas convié. » La conférence générale de l’Agence se réunit du 13 au 17 décembre 1977, à Abidjan, pour étudier le rôle qui reviendrait à l’Agence dans l’organisation du sommet souhaité. Elle reconnaissait ainsi que le sommet francophone s’intégrait dans le cadre des organismes francophones existants et non pas en dehors de ceux-ci, comme le souhaitait le Canada.

La situation devenait aussi absurde que paradoxale : le maintien par le Québec d’une position fondée sur sa spécificité – seule nation francophone d’Amérique du Nord disposant d’un État – « mettait en cause la tenue même d’un Sommet axé en principe sur la promotion de la francophonie. »

Le 5 mai 1978, soit à la veille de la tenue de la conférence franco-africaine de Paris les 22 et 23 mai qui avait inscrit à son ordre du jour « la création d’une structure regroupant les chefs d’État et de gouvernement des pays francophones », le premier ministre du Québec, M. René Lévesque, transmit une lettre aux présidents de dix-neuf pays africains. Dans cette missive, il demandait aux pays qui avaient accueilli le Québec au sein de la coopération francophone en 1971, de l’accueillir cette fois dans une réunion des chefs d’État et de gouvernement de la francophonie. Cette initiative du Québec sema, comme on s’en doute, l’inquiétude dans la capitale canadienne. Il importait avant tout pour Ottawa que le Québec ne fût pas invité au Sommet.

Voilà pourquoi le premier ministre Trudeau riposta le 18 mai en faisant parvenir aux ambassades de certains pays africains en cause sa réponse à la lettre de son vis-à-vis québécois. Il y réaffirmait que le Canada, seul responsable de la conduite de la politique étrangère canadienne, ne pouvait accorder au Québec le statut international que sa présence à un sommet des chefs d’État et de gouvernement francophone lui conférerait à coup sûr. Aussi, le premier ministre canadien insista pour que le communiqué final de la conférence franco-africaine ne fît aucune référence au Québec. Malheureusement pour le Québec, le communiqué final respectera le vœu de Trudeau. Un accord de principe sur le Sommet s’était dégagé, le communiqué indiquant que « les conditions de sa mise en œuvre devaient faire l’objet d’un examen plus approfondi ». Une étroite ouverture était ainsi faite, mais suffisante pour que le Québec s’y faufile. Senghor comprit alors que le Sommet achopperait si une solution au statut du Québec n’était pas rapidement conçue. Pour dénouer la crise, il proposa aux autorités canadiennes qu’un porte-parole officiel du Québec, choisi par lui, fut dans la délégation ministérielle canadienne chargée d’établir l’ordre du jour du Sommet. L’ordre du jour du Sommet étant inconnu, argua Ottawa, on ne pouvait tenir pour acquis qu’il ressortirait à la compétence du Québec. La présence du Québec n’était donc pas pertinente. Or, si le Québec était absent des instances préparatoires du Sommet, comment pouvait-il espérer participer au Sommet lui-même ? Il était par conséquent exclu, selon cette logique d’Ottawa, que le Québec put se joindre à la conférence « préparatoire » des ministres des Affaires étrangères, prévue le 8 décembre 1980 à Dakar. Mais, pour ne pas donner la fâcheuse impression de faire obstruction au Québec, le Canada consentit à ce qu’il désigne « un haut fonctionnaire québécois à titre de conseiller au sein de la délégation canadienne. » Ici, chaque mot compte. Ce n’est pas une représentation distincte que le Québec est autorisé à dépêcher à Dakar, mais un émissaire ayant fonction de conseil, sous la houlette canadienne. Coup de théâtre : le 8 novembre, à quelques jours d’une visite en France du premier ministre du Québec, la France annonça, comme en 1977, son refus de s’associer à « aucune réunion des chefs d’États francophones à laquelle le Québec ne serait pas convié. » Le président Senghor annula immédiatement la conférence, le temps qu’un accord fut trouvé pour assurer la représentation du Québec.

L’épisode de Dakar, répétition navrante de la crise de Niamey dix ans plus tôt, ne trouva de solution que cinq ans plus tard, à la faveur de l’élection d’un nouveau premier ministre canadien, plus sensible aux aspirations du Québec, M. Brian Mulroney, chef du parti Conservateur. Le 7 novembre 1985, une entente était conclue entre les représentants des gouvernements du Canada et du Québec, ce qui permit de convoquer le premier sommet francophone, sa tenue étant fixée du 17 au 19 février 1986 à Paris.

Du rêve à la réalité

Peut-on dire que le rêve de Senghor trouvait là sa concrétisation définitive ? Sans doute pas, mais la présence au premier Sommet des pays francophones à Paris de 41 pays, de 16 chefs d’État et de 12 chefs de gouvernement, marquait une avancée significative. J’eus l’honneur de participer à cette réunion, cette fois à titre de ministre des Communications du Canada.

Le Sommet de Paris conférait à l’ACCT, unique organisation internationale francophone, une vitalité nouvelle, des moyens additionnels, une perspective amplifiée. Pourtant, la francophonie était encore « à la recherche d’un grand dessein », selon la formule du premier ministre Mulroney. Du « vaste débroussaillage » que fut ce premier Sommet, l’ACCT en sortit chargée de mettre en route une réforme de sa programmation autour de quatre domaines prioritaires : la culture et la communication, le développement, l’information scientifique et technologique, les industries de la langue.

L’Agence n’avait pourtant pas vocation à traiter les grandes questions de politiques internationales, encore moins celles concernant les problèmes économiques. Quant au Sommet, il restait dénué d’assises juridiques, d’organes de gestion, de secrétariat.

Cette tâche, ce sera au Sommet de Hanoï, en 1997, qu’il incombera de l’accomplir. Cette rencontre marquera une étape décisive dans l’évolution des institutions francophones.

Avant, la 8e Conférence ministérielle de Marrakech, du 17 au 18 décembre 1996, tentera d’en arriver à un accord sur la réforme des institutions de la Francophonie. Il s’agira surtout de définir le rôle et les pouvoirs du nouveau secrétaire général de la Francophonie, qui sera nommé à Hanoi quelques mois plus tard, ainsi que la place particulière de l’Agence de coopération culturelle et technique parmi les autres organisations francophones.

Jusque-là, la Francophonie était principalement une organisation de coopération. Avec la réforme institutionnelle adoptée à Hanoi, elle devient également et formellement une organisation politique chargée d’assumer des responsabilités supplémentaires, notamment au titre des droits de la personne.

Le renforcement de la Francophonie comme forum politique devenait enfin un objectif essentiel et, aux yeux du Québec, tout ce qui pouvait renforcer son rôle, sa force et sa visibilité dans le monde devait être promu.

Conclusion

Ce survol m’inspire, en guise de conclusion, cinq observations.

1) Jusqu’au milieu des années 1960, le gouvernement du Canada resta assez indifférent à la réalité francophone, observant d’un œil distant les déclarations d’Indépendance des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest. Il fallut la volonté politique du gouvernement libéral de M. Jean Lesage ajoutée aux visées autonomistes, à partir de 1966, de celui de M. Daniel Johnson de l’Union nationale, pour que le Québec batte en brèche la conception unitariste et indivisible de la politique étrangère canadienne. C’est alors, au début des années 1970, que le gouvernement canadien s’intéressa à l’Afrique francophone en augmentant considérablement ses crédits en sa faveur, en redonnant un nouvel élan à ses ambassades dans ces pays et en restructurant sa direction des affaires francophones au ministère des Affaires extérieures . Des balbutiements de l’Agence jusqu’à la tenue du premier Sommet, le Canada agit toujours de façon restrictive pour tenter de baliser le champ d’action du Québec.

2) La conférence de Libreville, par sa singularité, ouvre la voie au Québec. Pour la première fois de son histoire, le Québec est invité à une conférence internationale.

3) La solution acceptée en 1971 par le Québec pour adhérer à l’Agence à titre de gouvernement participant, qui résultait ne l’oublions pas de simples modalités internes négociées par les deux gouvernements, reflétait davantage les limites de la volonté politique fixées par le Canada que les ambitions politiques réelles du Québec.

4) Les conditions d’adhésion et de participation du Québec à l’ACCT, et ensuite aux différents Sommets, furent celles d’un État subnational. Non pas que le Québec ne put jamais parler de sa propre voix, selon l’image consacrée, non plus que lui ait été refusé le droit de défendre les intérêts politiques qui étaient les siens aux différentes époques, mais l’exercice de ce droit, continuellement revendiqué et perpétuellement négocié, resta toujours assujetti au cadre politique fédéral canadien.

5) Il aura fallu plus de vingt ans pour que l’ambitieux projet du président Senghor d’une francophonie politique rassemblant des chefs d’État et de gouvernement prenant position sur les problèmes du monde se concrétise. C’est le temps qu’aura pris le Québec, lui aussi, pour que son rêve de départ devienne une réalité concrète au sein des nations francophones. La Francophonie est-elle parvenue à créer cette « civilisation de symbiose » et de « l’universel » qu’il évoquait à nouveau à la fin des années 1980 ? Ce qui apparaît clair c’est que le premier Sommet francophone n’aboutit pas à mettre en œuvre la « communauté organique » souhaitée par Senghor. Le Sommet s’est refusé à créer de nouvelles institutions permanentes, prolongeant du même coup la vie de l’ACCT, tout en aménageant ses structures et ses moyens. Aucun cadre juridique nouveau ne fut adopté qui aurait pu modifier substantiellement les structures de la communauté francophone. En fait, selon les mots du président Diouf, le premier Sommet fut celui « de l’espoir.

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