M. Gabriel de Broglie.
A Senghor et la langue française, n’est-ce pas tout Senghor? C’est la question que je voudrais poser devant vous. J’ai conçu mon intervention, non comme un éloge qui sera rendu le 5 mars à l’Académie des Sciences Morales et Politiques, mais comme une contribution à une réflexion collective au sens d’une instance close, puisque c’est un Cercle, et qui porte son nom, donc familière.
Chacun sent que la langue française est au coeur de l’esprit, de la carrière, de l’oeuvre et même de la politique de Senghor. C’est pour nous un sujet d’émerveillement, de satisfaction et de réflexion que le poète et l’homme d’État ait si constamment et si précisément placé au centre de son discours, de ses discours, le thème de la langue française. Je vais tenter d’analyser d’abord, puis de recomposer la présence de la langue française chez Senghor.
Il faut d’abord analyser, en les distinguant, les différents registres dans lesquels Senghor s’est exprimé à propos du français. Il s’est beaucoup exprimé, de bien des manières, orale ou écrite, improvisée ou préparée. C’est le thème sur lequel il était attendu, autour duquel il a bâti son personnage, pour lui le thème synthétique par excellence. Il a souvent changé de registre d’une intervention à l’autre, souvent dans la même intervention.
La bibliographie de l’oeuvre poétique de Senghor est établie, et aussi celle des commentaires et critiques littéraires de son oeuvre. Mais la bibliographie de ses prises de position sur le français, sur la langue en général, n’est pas complète, ni rassemblée. Elle se trouve dans les discours d’ouverture des rencontres, colloques, biennales, dans quantité de discours en France et au Sénégal, dans des articles, dans les émissions de radio qui sont nombreuses.
Le recensement mériterait d’être fait parce que, sur la langue française, Senghor avait l’improvisation facile et heureuse, qu’il a varié dans ses expressions, que sa pensée apparaît comme une des plus riches qui soit, et d’une portée universelle.
Ajoutons que le discours sur le français est indissociable de la poésie et qu’il y aurait lieu de relever les images dans les poèmes, les expressions, les néologismes qui éclairent le discours sur la langue. C’est un appel que je lance. Le travail a été fait pour les grands écrivains français. Je suis persuadé qu’il compléterait notre connaissance de Senghor.
Tout d’abord, Senghor maîtrise le français. Son parcours, de la classe de sixième à l’agrégation, comme tous ceux qui ont emprunté la même voie, l’a beaucoup marqué. Il est parvenu à une maîtrise totale de notre langue, ce qui le distingue de quelques-uns de ses compatriotes et aussi de quelques-uns de nos compatriotes… et le met à égalité avec les plus grands, de Gaulle, Georges Pompidou son ami de toujours, le père Teilhard de Chardin devenu son ami.
En second lieu, Senghor a enseigné le français. Ce fut son métier. Même après l’avoir quitté pour la politique, il a conservé le goût de la pédagogie. En réalité, il n’a jamais cessé d’enseigner.
Ses discours contiennent des paragraphes vraiment didactiques dans lesquels derrière le Président on entend le professeur expliquer les caractères du français, son vocabulaire, sa syntaxe de subordination, l’abondance des temps et des modes des verbes, la subtilité de sa prononciation.
On rapporte aussi qu’à Dakar, il avait fait placer un tableau noir dans la salle du conseil des Ministres pour expliquer à ses collègues le sens et l’étymologie des mots.
Son registre essentiel est évidemment celui de l’écrivain français, du poète, disons du grand poète, qui illustre la langue.
Dès les premiers recueils, il a conquis une audience, puis une renommée bientôt universelle. Dans tous les continents et dans toutes les langues, on écoute et commente, puis on célèbre le poète français noir.
Mais ce n’est pas tout. Senghor n’est pas un solitaire. II est le membre agissant, l’inspirateur du groupe des poètes noirs, antillais et africains, et plus généralement des poètes francophones de toutes origines. Par son discours sur la poésie, très didactique lui aussi, il caractérise la poésie nègre qui est vision, chant, rythme, danse, masque et sens réunis; il explique ce qui distingue la poésie nègre de la poésie française; il souligne l’influence de la poésie nègre sur la poésie française au XXe siècle à travers Claudel, Péguy et Saint-John-Perse; au-delà, il décèle au XIXème siècle des préfigurations de la poésie nègre chez le Rimbaud d’Une Saison en enfer, chez Baudelaire et chez « le grand Hugo ».
Son autre registre est celui de la philologie générale ou de la linguistique historique par laquelle il applique à la réflexion sur la langue, sur les langues, son art de la synthèse, son aptitude à la symbiose, que mettait en valeur, si brillamment, Edgar Faure, lorsqu’il le recevait à l’Académie française en 1984. Ainsi, ayant » débarrassé la langue française de la Renaissance et de Malherbe « , il renoue avec la tradition immémoriale qui fait procéder le français du latin, lui-même du grec, qui est lui-même d’origine égyptienne et, à travers l’Égypte ancienne, d’origine éthiopienne, c’est-à-dire noire.
Il faut beaucoup de souffle pour suivre Senghor dans ses visions fulgurantes, d’autant plus convaincantes qu’elles sont attachantes et qu’elles jouent sur le charme des » paroles gentilles » qui sont le propre du français et des langues africaines.
Il est encore un registre sur lequel Senghor intervient et même agit pour la langue française: c’est celui de la politique du français. L’un des premiers, le premier sans doute, il a conçu, défini et appliqué une politique de la langue française au Sénégal et sur le plan international.
Il a imposé le français comme langue officielle du Sénégal, à côté de six langues locales, parmi les dix-neuf en usage au Sénégal. C’était dans les années 1960 et il a adopté cette position en même temps que le Niger et la Tunisie, avant le Québec, et alors que la France abordait cette question avec une grande timidité. Rappelons qu’il entendait maintenir l’enseignement du latin dans le secondaire, y introduire comme langue morte l’égyptien ancien, source des langues agglutinantes.
Sur le plan international, il a prolongé sa politique par une action sans relâche en faveur de la langue française.
Cette multiplicité des registres, cette permanence du thème de la langue française chez Senghor amène à présenter, même schématiquement, la construction d’ensemble qu’il élabore en prenant ce thème comme matériau. Il y a un édifice de la langue française, complet, complexe, sans doute unique en son genre, unique au monde, que je tente de décrire.
Il me semble qu’il ne s’agit pas d’une ordonnance classique avec des symétries orthogonales, mais plutôt d’une spirale en constant déplacement, mais revenant souvent à son point de départ, même si c’est à un autre niveau.
Dans cette spirale, je distinguerais trois mouvements, trois spires qui ne s’ordonnent pas de façon chronologique, ni logique non plus, mais ontologique. Le premier va de la langue maternelle à la langue française et les joint dans un va-et-vient constant.
La langue maternelle est la langue sérère, dans laquelle il a vécu jusqu’à sept ans, élevé par une nourrice poétesse dont il a traduit les poèmes. Cette enfance lui fournit ses visions, ses images – lumière, couleur, chaleur, décors – la substance de ses poèmes et les titres des recueils.
Il résume cet enracinement dans l’expression: la société communielle. Mais celle-ci ne s’exprime que par la langue française: » Le français offre une variété de timbres dont on peut tirer tous les effets: de la douceur des alizés la nuit sur les hautes palmes, à la violence fulgurante de la foudre sur la tête des baobabs « .
Les qualités du français, que Senghor détaille sans cesse – l’abstraction, la logique, la clarté, le goût, la grâce, le charme – sont supérieures à celles de toutes les autres langues. Elles font de cette langue » le grec des temps modernes « , lui conservent sa vocation à l’universalité et se conjuguent dans une symbiose géographique, ethnique et culturelle, la francité.
Le deuxième mouvement de la spirale va de la négritude à la francophonie.
Si le mot négritude a été inventé par Césaire, Senghor lui aurait préféré négrité, le contenu est développé par ce dernier. Il a révélé la négritude et sa dignité aux Africains. La négritude fut d’abord un thème de combat, jusqu’au moment où, après 1960, il se retrouve fécondé par la langue française et par l’indépendance politique. Elle se propose alors comme un modèle de l’humanisme au XXème siècle, modèle retrouvé grâce à la francophonie.
La francophonie selon Senghor, c’est à la fois une organisation, une population, mais surtout une culture.
C’est ainsi que Senghor oppose la francophonie fondée sur la langue au Commonwealth, sur la richesse. » Si nous étions à acheter, écrit-il, il y aurait sans doute plus offrant que la France ». La francophonie qu’il décrit dans le plus grand détail, c’est l’ensemble des valeurs exprimées par la langue française, par la civilisation française au premier rang, mais aussi des autres civilisations de langue française. C’est grâce à la francophonie que la négritude devient un humanisme négro-africain. Nous élevant au niveau supérieur, nous abordons le troisième mouvement qui conduit du métissage à la civilisation de l’universel.
Toute l’origine, l’ascendance et la formation de Senghor le conduisent à faire du métissage un phénomène universel et la source de la civilisation. Il voit en l’Europe, en la France elle-même, le produit d’un vaste métissage, notamment linguistique, dans lequel les racines celtes de l’Ouest européen et l’élan de la langue celte lui paraissent présenter des parentés avec certaines racines et langues négro-africaines.
Mais si le métissage a touché dans l’histoire presque tous les aspects des civilisations, sans doute même les religions, Senghor lui assigne aujourd’hui une limite: il ne conçoit pas de métissage linguistique. On ne trouve nulle trace de créolisation dans son oeuvre, nul relâchement dans son discours. La pureté, la beauté de la langue française sont des aboutissements indépassables. Aucune autre langue ne la remplacera dans sa mission civilisatrice, en particulier pas l’anglais, trop simple. » Il faut, non une langue de facilité, mais de ressource « . Tout au plus, la francophonie s’insérera-t-elle dans un ensemble plus vaste, la latinophonie, qui réalisera l’humanisme universel.
Senghor a repris, en effet, cette expression de Teilhard de Chardin dont il est devenu l’ami: » La civilisation de l universel sera celle du troisième millénaire ». Le point de passage entre le métissage et la civilisation de l’universel, c’est la francophonie, « rendez-vous du donner et du recevoir « , instrument d’échanges des différentes civilisations et de leur fécondation. Ces futuritions sont-elles celles d’un homme d’État, d’un prophète, d’un chanteur sacré, tout simplement d’un poète?
Revenons, pour terminer, aux différents registres dans lesquels il s’est lui-même placé à propos du français.
Son principal titre de gloire est celui de poète de langue française, titre qu’il a lui-même revendiqué comme le premier des siens. Une constatation s’impose. Contrairement à d’autres, le poète a magnifiquement illustré la langue française. Il ne l’a pas bousculée. Il n’a pas, pour reprendre son expression, » dénaturé la langue de Boileau ». Peut-être l’a-t-il parfois » dé-rangée » en exprimant son altérité. Il ne l’a pas maltraitée. C’est le sens de son célèbre précepte à tous les Africains « Assimiler, ne pas être assimilé ».
En tant qu’homme d’État, Senghor s’est attaché à dissocier la politique et la langue française; Il a sanctuarisé cette dernière. C’est le fameux: » Dans les décombres de la colonisation, nous avons trouvé un outil merveilleux, la langue française ».
Réunissant pour terminer tous les registres dans lesquels il s’est affirmé, contemplons l’homme Senghor, tel qu’en lui-même. Son message certes nous enchante, son apport à la conscience de la francité nous remplit de fierté. Mais enfin, même sur le terrain de la langue française, il ne faut pas diviniser Senghor. Il est un poète de génie, un chantre inspiré, pas un messie. Son discours est unique. Il est personnel. Ce n’est pas un texte sacré qu’il suffirait de répéter de génération en génération. Il faut admirer Senghor, il faut l’aimer, il ne faut pas le paraphraser. Sur la langue, il nous laisse un message qui date d’il y a une quinzaine d’années, dont la force peut nous surprendre aujourd’hui. À nous de le recueillir et de nous en servir pour éveiller la conscience linguistique de nos contemporains francophones. Mais il ne nous dispense nullement du courage dont il a lui-même fait preuve dans son pays, ni de l’effort pour passer de l’incantation aux réalisations.
II le disait lui-même, en 1987: » Rien n est perdu. . . Il nous reste à créer l’esprit de poésie, c’est-à-dire l’esprit de création « .