Senghor, homme d’Etat

M. Michel Aurillac.

J’ai entrevu Senghor, en 1948, faisant campagne, coiffé d’un déjà anachronique casque colonial, lorsqu’il s’opposait au tout puissant Lamine Gueye et à la SFIO de l’époque, bien avant de devenir le patron incontesté du parti socialiste sénégalais après l’indépendance de son pays dont il fut l’un des principaux artisans aux côtés du général de Gaulle. De 1958, année où,  » simple député » à la dernière Assemblée nationale de la Quatrième République, il entra au Comité consultatif constitutionnel pour y siéger jusqu’au 29 juillet 1980, année où il quitta volontairement la Présidence de la République du Sénégal, après y avoir été brillamment réélu, Senghor, homme politique et ancien Secrétaire d’État de la IV’ République française, aura été un homme d’État, façonnant le Sénégal moderne et donnant corps à la communauté francophone.

Je m’interroge, cependant, pour avoir vécu dans son intimité, de 1959, année où son ami et mon mentor, Georges Pompidou, m’incita à prendre la direction de son cabinet de « Ministre-conseiller du gouvernement de la République », étrange et éphémère institution destinée à ménager les transitions entre l’appartenance à la République française des Territoires d’Outre-mer, l’autonomie, puis l’indépendance des États membres de la Communauté (entre la France et ses anciennes colonies) à 1963, année où j’entrai au cabinet de Georges Pompidou, quatre années fertiles en événements et péripéties, sur le caractère réducteur du thème que je dois néanmoins traiter.
Peut-on isoler l’homme d’État de l’homme tout court, fait de sentiments forts, parfois contradictoires, de fidélité, de foi, du poète exprimé, du philosophe plus secret, le Senghor lyrique et pragmatique, si attachant, que nous pleurons et célébrons aujourd’hui ; cet homme d’exception que la France n’a pas su honorer au moment de sa disparition, mais dont elle mesurera, d’année en année, de colloque en publications de ses inédits, la place exceptionnelle qu’il occupait dans le monde de la pensée, de la littérature et de la langue.

De son histoire personnelle, je retiendrai, bien sûr, le petit séminaire qui a enraciné sa foi, son sens de la liturgie, sa passion pour le latin et le chant grégorien. Je l’entends encore, à l’issue d’un dîner, à peine privé, au palais de Dakar, prenant son psautier et chantant d’une belle voix, a capella et recto tono, avec un Ministre de la République française qui était, vous l’avez deviné, Jean Foyer, le psaume 115, « Non nobis Domine, non nobis… sed nomini tuo da gloriam », sous le regard, un peu interloqué, du vieux maître d’hôtel qui avait connu des gouverneurs généraux français à la laïcité plus militante. Cette anecdote illustre et explique peut-être que Senghor, chrétien sincère et humble, ait été plébiscité par un peuple musulman à 90 % et par les confréries tidjane et mouride qui encadrent (expression de sa foi, qu’il ait pu, lui le chrétien, affiché comme tel, assister, à la première place, aux grandes cérémonies de Tabasqui et de Korité, plus connues, sous d’autres cieux comme les deux Ails, la grande et la petite.
En contrepartie, j’ai pu voir, toujours en présence de Senghor, tous les dignitaires musulmans assister au sacre de Mgr. Thiandoum, premier et actuel archevêque sénégalais de Dakar.

L’autre retour en arrière que je m’autoriserai est la période parisienne, celle de ses études supérieures au Lycée Louis-Le-Grand, en Sorbonne, de son séjour à la Cité universitaire à partir de 1931, quatre années de rencontres qui forgeront sa personnalité, avant qu’il soit reçu à l’agrégation de grammaire, devienne professeur de lycée et participe à la guerre.

En France, en Métropole, comme on disait alors, il va découvrir la réalité d’un pays très différent de ce que pouvait imaginer un jeune Sérère, depuis Joal, Popenguine ou même Dakar. II relativisera certaines appréciations trop élogieuses et verra les failles d’une société qui, à la différence des sociétés africaines de (époque, avait perdu beaucoup de ses solidarités naturelles. Ce sera pour lui une raison forte d’exalter la Négritude.
Il rencontrera un autre « nègre », Aimé Césaire, Martiniquais celui-là, qui lui aussi exaltera sa négritude, mais en descendant d’esclaves transportés d’Afrique aux Antilles, ne cessant d’exprimer sa plainte contre le crime historique de l’esclavage. Déjà il est marxiste, il sera communiste, ce que Senghor, nourri de la pensée de Teilhard de Chardin, qui devient et restera son ami, ne sera jamais. Tous deux communieront dans la poésie, sur des modes différents. Tous deux se lieront avec Pierre Seghers qui sera leur éditeur.
Il est une photo des années trente que Pierre Seghers a reproduite sur un recueil des premières poésies de Senghor. Elle représente trois très jeunes hommes, avec leurs bicyclettes sur une route de Touraine. Elle serait banale si les trois jeunes hommes ne s’appelaient pas Senghor, Pompidou et Pham Duy Khiem, un Africain, un Européen, un Asiatique, tous trois amis de khâgne et de faculté, tous trois agrégés de l’Université, tous trois avec une destinée d’hommes d’État, deux Présidents, au Sénégal et en France, le troisième Ministre des Affaires étrangères du Vietnam. Deux étaient poètes, le troisième aimait la poésie, tous trois communiaient dans un amour de la langue française où ils voyaient une expression parfaite de la civilisation de l’universel. Je les ai bien connus tous trois, Khiem fut mon professeur de lettres au lycée de Hanoï, Pompidou m’apprit mon métier au Conseil d’État, quant à Senghor…

Un autre ami comptera pour lui, Robert Brasillach, qu’il ne reniera pas, malgré son destin tragique, bien loin des convictions pour lesquelles Senghor s’engagera.

Senghor, après son agrégation, ne sera pas affecté au Sénégal mais au lycée de Tours. Survient la guerre, il est mobilisé, participe à la bataille de France, est fait prisonnier, ceci nous vaut Hosties noires, où il chante le sacrifice de ces soldats sénégalais si fiers et si douloureusement éprouvés par la défaite. Libéré, il retourne à l’enseignement au lycée Marcellin Berthelot de Saint-Maur et milite dans la clandestinité.
À cette phase enseignante, en France, je suis tenté d’ajouter ses fonctions de professeur à l’École nationale de la France d’Outre-mer, l’ancienne École coloniale, dont les anciens élèves, français et africains, ont joué un rôle essentiel dans la réussite des procédures qui ont conduit aux indépendances, dans la paix et la coopération avec la France.

Cette dernière phase enseignante se confond avec la carrière politique de Senghor, depuis 1945, qui révélera l’homme d’État, à nul autre pareil, qu’il fut jusqu’à son retrait volontaire, le 31 décembre 1980.
Depuis 1945, aux deux Assemblées constituantes, puis à l’Assemblée nationale, Senghor sera constamment élu, député du Sénégal, au Parlement de la IV République, il en aura connu toutes les subtilités, il aura aimé la vie parlementaire et il croira, contre vents et marées, que le Parlement est un rouage essentiel de la démocratie. Son passage au gouvernement en 1955-56, comme Secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, ne lui aura pas donné le goût de l’exécutif.

C’est donc un parlementaire confirmé que l’Assemblée nationale va désigner au Comité consultatif constitutionnel qui, du 29 juillet au 21 août 1958, va participer, activement, à l’élaboration, en dialogue avec de Gaulle, Michel Debré et son groupe de travail et le Conseil d’État.

Au CCC, Senghor sera assidu, mais il parlera peu, se bornant à rectifier le tir lorsque les débats, à vrai dire contradictoires, sur les rapports entre la France et ses territoires s’écartent de la direction dans laquelle il entend les maintenir.
Senghor est résolument fédéraliste. II l’est pour ce qui va devenir la Communauté, mais qui s’appelle, pour le moment, la Fédération, il l’est aussi pour l’Afrique dont il redoute la « balkanisation », le mot revient souvent dans sa bouche. Il voudrait que les actuelles  » Fédérations  » administratives, AOF, AEF, deviennent des États fédéraux, dont les territoires correspondants deviendraient des États fédérés. Il pense même que le Togo, territoire sous tutelle des Nations Unies, devrait adhérer à la République fédérale d’Afrique occidentale. Il ne comprend d’ailleurs pas pourquoi le Togo n’est pas en AOE Ni la SDN, ni l’ONU n’ont trouvé à redire sur le fait que la Grande Bretagne ait administré le Togoland avec la Gold Coast ou les Cameroons avec le Nigeria. Toujours cette idée que, sans une certaine masse, les États africains ne pourraient se faire entendre dans le concert des nations, que la négritude ne se confond pas avec le tribalisme.
Il résulte, logiquement, de cette vision senghorienne du monde que les deux fédéralismes, entre la France et les nouveaux États africains d’une part, à l’intérieur de ces États d’autre part, peuvent se superposer, sans se confondre.

Senghor a pris la précaution d’exprimer sa conception du premier fédéralisme, dans une note confidentielle à Michel Debré qu’il a fait contresigner par Mamadou Dia, alors Chef de l’exécutif sénégalais. Cette note, non datée, a été rédigée fin juin ou début juillet, avant que ne soit connu l’avant-projet soumis au CCC, elle est accompagnée de la proposition de six articles pour la future constitution (TE t. I, pp. 411 et 412). Je citerai seulement le § 3 de la note:  » Il ne peut s’agir d’un fédéralisme classique, mais seulement d’un fédéralisme léger et dynamique. La République fédérale ne doit pas effrayer les républiques fédérées par des pouvoirs législatifs trop lourds « .

Pendant ce temps, Senghor poursuit son rêve de grande Fédération d’Afrique occidentale. Il se heurte à deux hommes d’exception, déjà à la tête de gouvernements territoriaux.

Houphouët-Boigny, pourtant Chef d’un parti trans-territorial, le RDA, est Chef du gouvernement territorial de Côte d’Ivoire. Bien que médecin, formé à Dakar, Houphouët est d’abord un terrien, de grande famille baoulé, il a compris que la Côte d’Ivoire serait le financier de la Fédération, composée principalement de pays pauvres du Sahel.
Il tient Senghor pour un rêveur et s’occupe à paralyser son projet en attirant vers la Côte d’Ivoire, dans une vague Entente, ses proches voisins. Sekou Touré, le Chef du gouvernement guinéen, ne sait pas encore qu’il va dire non à la France, lors du référendum à venir, mais il sait déjà que la Fédération en discussion à Paris ne lui convient pas. Quant à la Fédération d’Afrique occidentale, il ne l’accepterait que si elle n’avait avec la France qu’un lien fort lâche ne limitant pas sa souveraineté et surtout s’il en était le chef, comme il avait été le patron de la grande centrale syndicale d’Afrique française. Ce n’est plus le cas; il y a trop de crocodiles dans le même marigot. Senghor, le visionnaire, sait qu’il a raison, mais c’est trop tôt et ce sera trop tard. La grande Fédération se résoudra donc dans un tête-à-tête entre deux pays du Sahel, le Sénégal et ce qui est encore le Soudan français. Senghor, le parlementaire, sera le Président de l’Assemblée fédérale du Mali, tout en étant, à Paris, Ministre-conseiller du gouvernement de la République. Il demande à son ami Pompidou de lui suggérer un nom de membre du Conseil d’État pour prendre la direction de son cabinet. Je reviens à peine d’AEF où j’avais la mission d’assister les nouveaux États dans l’élaboration de leurs Constitutions, fort de ma jeune expérience dans le groupe de travail constitutionnel de Michel Debré. Je venais de voir échouer le projet de grande Fédération d’Afrique équatoriale, pour des motifs prémonitoires de l’échec de celle d’Afrique occidentale.
De la Fédération avec la France, on sait ce qu’il advint. La Communauté n’était pas fédérale, elle ne dura guère, sans jamais être formellement dissoute. Son symbole, deux mains croisées dans un cercle de rameaux d’oliviers, ne subsista plus qu’au sommet de la hampe du grand drapeau sénégalais qui flotte sur le palais de Dakar. Senghor décida de conserver ce symbole d’amitié et de paix qui pourrait être celui de sa chère civilisation de l’universel. La Fédération du Mali durera un an et seize jours, du 4 août 1959 au 20 août 1960.

Jusqu’au 4 avril 1960, les choses paraissent aller bien. II s’agit d’abord de faire fonctionner une Communauté où le Mali n’est qu’un État autonome. Le tournant vers (indépendance est annoncé, en décembre 1959, par le discours du général de Gaulle devant l’Assemblée fédérale du Mali que préside Senghor. Ce discours précipite vers l’indépendance les États membres de la Communauté. Reste à la négocier, cas par cas, avec la France.
Le Mali négociera. La délégation malienne sera conduite par le Ministre fédéral de l’intérieur, le redoutable Madeira Keita, pour qui le Mali est la résurrection du grand Empire sahélien, de Soundiata Keita, malheureusement vaincu par les Songhaïs au XVI` siècle, avant que ceux-ci ne succombent sous les coups des Marocains, à la bataille de Tondibi, en 1591. De cette épopée, le Sénégal est absent, il n’est aujourd’hui qu’un faire-valoir de ce grand Mali dont la vraie tête est à Bamako.

Senghor ne participe pas à cette négociation, parfois âpre. Il m’y délègue dans une position originale. Je ne fais pas partie de la délégation française conduite par mon collègue du Conseil d’État, Kosciuszko-Morizet, ni de la délégation malienne où ne figurent que des représentants de l’exécutif. Je suis une sorte d’observateur passemuraille qui sait tout et le garde pour son patron, Senghor.
Celui-ci n’est pas surpris de l’attitude de Madeira Keita et de la morgue de certains Maliens, mais il pense, en bon parlementaire, que les tensions se résoudront au sein de l’Assemblée où la toge sénégalaise dominera, à Dakar, devenue, aussi, la capitale du Sénégal, les armes rustiques des Soudanais.

En trois mois on boucle la négociation: le 4 avril 1960, les accords d’indépendance sont signés à Paris. Senghor part pour Dakar, me laissant derrière lui pour liquider le cabinet, devenu sans objet. Je dois le rejoindre après les vacances pour occuper un poste à la Cour suprême fédérale en voie de création.

La principale préoccupation de Senghor est alors le vote de la Constitution fédérale du Mali indépendant qui remplacera celle du 17 janvier 1959, votée pendant la phase de l’autonomie interne, Constitution incomplète, sans Chef d’État ni Cour suprême. Senghor m’avait fait participer à la rédaction de l’avantprojet de la nouvelle, mais en me donnant des directives précises pour que la suprématie de l’Assemblée fût assurée. Je lui avais proposé quelques améliorations mineures qu’il avait retenues. J’étais en désaccord sur le fond. Cette Constitution, de type parlementaire, avait à mes yeux tous les défauts de la IVe République auxquels la France avait remédié, voilà qu’on les conservait scrupuleusement outre-mer.

 » C’est à dessein – me répondit mon patron – pour éviter qu’un exécutif trop fort, dominé par les Soudanais, n’écrase les Sénégalais et ne réduise leur autonomie « .
La Constitution, comme l’avait voulue Senghor, fut votée le 18 juin, date symbolique dans une Afrique gaulliste. Le 20 août, le Sénégal faisait sécession, mettant fin à la Fédération du Mali.

La nouvelle Constitution a, manifestement, contribué à précipiter la crise et sauvé le Sénégal d’une dictature à direction soudanaise, prenant la forme, à la mode de l’époque, d’une démocratie populaire soutenue par l’URSS. En ces temps de guerre froide, c’était un risque sérieux de déséquilibre.

« .N’ayant pas de majorité à l’Assemblée, se heurta à la résistance du gouvernement sénégalais à l’extension du pouvoir fédéral, Modibo Keita, Chef du gouvernement fédéral, se résolut à passer en force. Ce grand seigneur, de haute taille, taillé à la serpe, laissant dire qu’il serait un descendant de son homonyme Soundiata Keita, était sûr de dominer les Sénégalais et que ceux-ci s’inclineraient.
En droit, il disposait de l’armée fédérale, les Sénégalais n’ayant qu’une garde territoriale incapable de résister à des unités militaires… à condition que ces unités obéissent aux ordres. Or  » l’armée fédérale « , créée par les accords du 4 avril, est à peine sortie de l’armée française. Les soldats sont sénégalais, beaucoup d’officiers sont français, les autres sont sénégalais. Quand ils comprennent le rôle qu’on veut leur faire jouer, ils refusent d’obéir, la rue les acclame et conspue les Soudanais qui sont bientôt en état d’arrestation.

Senghor, même si l’échec de la Fédération est pour lui un déchirement, prend, naturellement, le parti du Sénégal, son pays, tout en s’interposant pour qu’il n’y ait pas de violences contre les vaincus de cette journée des dupes. Les Soudanais seront regroupés dans un train spécial pour Bamako. À chaque gare de ce long trajet à voie unique, de Dakar à la frontière soudanaise, la population crie sa joie d’être débarrassée de ces  » étrangers « ; ils sont insultés, humiliation suprême pour ces seigneurs.

Senghor, la veille du coup d’État manqué, m’a appelé au téléphone, me demandant de le rejoindre d’urgence. J’arrive le lendemain. Dakar est calme, soulagée. L’Assemblée sénégalaise vote à l’unanimité la sécession, le 20 août, provoquant, de fait, la fin de la Fédération du Mali. Le nom ne disparaîtra pas, il remplacera, en septembre l’appellation Soudan, mais ceci est une autre histoire.
Le Sénégal libéré doit se doter de la constitution d’un État indépendant. Ce sera fait rondement, le 29 août, en mariant la Constitution du 24 janvier 1959 du Sénégal autonome avec celle fédérale du 18 juin, cela donnera une espèce de IVe République, avec un Président ne disposant pas du droit de dissolution, sans vrais pouvoirs propres et soumis, étroitement, à l’obligation de contreseing  » à l exception de ceux qu’il accomplit, en qualité de gardien de la Constitution et dans l’exercice de ses pouvoirs d’arbitrage  » (art. 24). Cet article, résultat d’un compromis que nous avons négocié, sans trop savoir ce qu’il aurait comme application pratique, s’avérera fort utile, deux ans plus tard.

Le 5 septembre 1960, Senghor est élu Président de la République, pour sept ans, par un collège électoral constitué en Congrès, comprenant les membres de l’Assemblée nationale, un délégué par assemblée régionale et un délégué par conseil municipal. II s’installe au palais des gouverneurs généraux français et se plie parfaitement à ses fonctions constitutionnelles, mais il est resté secrétaire général de l’UPS (Union progressiste sénégalaise), parti dominant à l’Assemblée, dont le Président du Conseil Mamadou Dia est le numéro deux. Je suis son  » conseiller juridique « , tout en prenant les fonctions de président de la chambre administrative et des comptes de la Cour suprême, deux plein-temps et une grande intimité avec Senghor.

La collaboration entre Senghor et Dia, qui n’est pas nouvelle, commence sous d’heureux auspices, avec un partage du travail.
Senghor se réservait la réflexion d’ensemble, la pédagogie et la doctrine, Dia affectait de se spécialiser dans les questions économiques, où il prétendait à une réelle expertise sous l’influence de son maître à penser, François Perroux, et d’un dominicain, le Père Le Bret. François Perroux, Professeur au Collège de France, a fondé de grands espoirs en Mamadou Dia pour explorer la voie d’un socialisme libéral à mi-chemin du communisme et du libéralisme.

Dia qui l’admire et se pose en disciple est pressé de transformer l’utopie en réalité, Senghor le modère et met en doute la parole du maître, Dia voudrait forcer le destin et ne mesure pas la portée des avertissements présidentiels.
Il y a, dans les rapports entre les deux hommes, une inégalité de fait, génératrice de frustrations: Senghor l’agrégé donne des leçons à Dia l’instituteur qui, fort de l’enseignement de François Perroux, met en doute la capacité économique de Senghor.

Le parti des deux chefs n’est pas homogène. Il est officiellement socialiste et, de fait, unique, mais profondément divisé. À une aile radicalisante très dure qui se rallie, de plus en plus à Dia, s’oppose une majorité libérale et modérée, gardant le souvenir de la SFIO de la IV’ République qui cherche en Senghor un recours contre les débordements du gouvernement.

Concrètement, Dia veut s’engager dans une politique de nationalisations et de prise de contrôle des entreprises étrangères, Senghor souhaite une  » africanisation  » progressive, avec le concours volontaire des capitaux étrangers mais, parlementarisme oblige, c’est à l’Assemblée de trancher.

L’Assemblée, où le parti régnait en maître absolu, n’en était pas moins divisée et les modérés l’emportaient sur les radicaux.
Cette lutte d’influence se répandit dans tout le parti. Les modérés, réveillés et encouragés en sous-main par Senghor, créent, le 6 octobre 1961, à Kaolack, cheflieu du Sine-Saloum, un  » comité de réanimation  » dont le but est de lutter contre l’hégémonisme de Dia et son  » népotisme Le Président du Conseil prend très mal les choses. Il interdit la réunion avec déploiement de la force publique. L’émotion est grande dans le pays, Senghor fait à Dia des remontrances qui l’exaspèrent. Dia est sûr d’avoir raison; d’ailleurs, me dit-il au cours d’un entretien que j’ai sollicité le 12 ou le 13 décembre,  » le Président na rien à craindre de moi, je le respecte, c’est une question interne au parti, il est inadmissible que des députés, qui lui doivent tout, en rejettent la discipline. Je vais donc proclamer l’état d’urgence pour rétablir l’ordre et la confiance « .
Le 14 décembre, quarante députés déposent une motion de censure consécutive à la proclamation de l’état d’urgence:  » La loi sur l’état d’urgence, conçue pour mieux assurer, à l’abri de toute subversion intérieure ou extérieure, le plein épanouissement de le fort de promotion nationale, pouvait devenir et est devenue, en fait, un motif de suspension des dispositions et effets de la Constitution, un instrument de répression aveugle contre nos mandants et nous-mêmes, un prétexte pour la confiscation des pouvoirs et la censure de l’Assemblée « . La motion viendra en discussion le 17 décembre, tout laisse à penser que le gouvernement sera renversé. Tout, sauf les bruits de bottes qui commencent à s’entendre, surtout dans la garde républicaine, ancienne garde territoriale, un millier d’hommes comparables à nos CRS, tous dévoués au Ministre de l’Intérieur, Valdiodio N’Diaye, principal soutien de Dia, et la gendarmerie, de 3 000 hommes, avant tout légaliste. Nous étions quelques-uns, dans l’entourage immédiat de Senghor, à pressentir un possible coup de force du Président du Conseil, sans bien imaginer le point d’application. Le colonel Chartres, des troupes de marine, coopérant en qualité de conseiller militaire à la Présidence, fit l’évaluation des mesures de sécurité qui pourraient être envisagées. Les gendarmes de la garde présidentielle paraissaient sûrs, mais le service normal ne comprenait qu’une quinzaine d’hommes au palais. Les renforcer pouvait précipiter la crise. Les autres gendarmes recevaient leurs missions du Ministre de l’Intérieur, pas question de les mettre dans la confidence. L’armée à Dakar, c’était une compagnie disparate de gratte-papier, de cuisiniers et de chauffeurs, rien à en tirer. En revanche, à Rufisque, se trouvait un groupement parachutiste de grande valeur militaire, commandé par un officier parachutiste casamançais, le capitaine Pereira, ancien d’Indochine et d’Algérie, couvert de blessures et de décorations. On pourrait compter sur lui, à condition de pouvoir le joindre.

Senghor reçut ses deux collaborateurs, nous trouva pessimistes, s’affirmant persuadé qu’après le vote de la motion de censure, Dia s’inclinerait devant le Parlement. Il ne nous interdit pas d’installer, sous les combles, un poste radio militaire et de faire des essais avec Pereira. Grâce à un gendarme casamançais, ces essais eurent lieu en créole portugais, ce qui assura leur discrétion.
Le 17 décembre, le standard téléphonique de la présidence, satellite de l’autocommutateur de la présidence du Conseil, cesse de fonctionner. Nous étions coupés du monde extérieur, sauf la radio clandestine et une ligne directe que j’avais fait installer dans mon bureau, plusieurs mois auparavant pour éviter (encombrement du standard. Nous sommes encore libres de nos mouvements, nous envoyons chercher un petit installateur qui tire une allonge de cinquante mètres, entre mon bureau et le palais. Elle servira beaucoup.

En attendant, je vais faire un tour en ville, des forces considérables encerclent l’Assemblée nationale, plusieurs députés sont arrêtés, les autres fuient comme les Cinq-Cents au Dix-huit brumaire. Avant que d’être reconnu, je prends mes jambes à mon cou, rentre au palais par une entrée dérobée et vais rendre compte à Senghor. Il a compris, le coup d’État est dirigé contre l’Assemblée mais, pour qu’il ne s’en mêle pas, on lui a coupé le téléphone et on ne lui dit rien.

Afin de l’isoler un peu plus, on lui envoie  » pour le protéger  » une improbable compagnie  » de commandement et des services « , celle des gratte-papier, commandée par un gros officier d’administration que Senghor, avec humour, appelle, en souvenir de Tartarin, le commandant Bravida, capitaine d’habillement en retraite. Ce n’est pas cet officier timide et respectueux qui nous  » fera aux pattes « .
Ce n’est pas ici le lieu de raconter, par le menu, cette deuxième journée des dupes de l’histoire du Sénégal. Je voudrais seulement retenir quatre traits essentiels du personnage Senghor dans la tourmente.

Le coup d’État contre l’Assemblée l’atteint tout autant que s’il était dirigé contre lui-même. C’est ce que Dia n’a pas compris, malgré les mises en garde directes et indirectes.
Il a le souci permanent de la légalité:  » La Constitution me donne-t-elle le droit de passer par-dessus les Ministres?  » Il lit et relit l’article 24 de la Constitution, se fait exposer la jurisprudence du Conseil d’État sous la IIIe et la IV` République concernant les  » h « . Il écarte toute comparaison avec la Ve car il ne dispose pas de l’article 16 de la Constitution française. Rassuré, il fera appel à l’armée et donnera des ordres directs à l’administration.

Il ne veut pas d’effusion de sang, pas plus qu’il n’en a voulu dans la crise du Mali, mais cette fois-ci c’est lui le responsable direct. Dans cette journée, où tout le monde jouera à qui encercle l’autre, où la radio changera plusieurs fois de mains, il n’y aura pas un coup de feu tiré.

Son sang-froid était impressionnant. Il ne s’énervait jamais, parlait calmement des hypothèses les plus tragiques auxquelles il affectait de ne pas croire. Son pouvoir se limitait au palais, son armée à quinze gendarmes avec un fusil-mitrailleur, son équipe à sa femme, qui assurait, à elle seule, tout le secrétariat, en tapant proclamations et réquisitions dont on ne savait si on pourrait les diffuser, et quatre collaborateurs dont le directeur de cabinet, Lamine Diakhate, ancien directeur de la radio-diffusion nationale qui joua admirablement le fantôme de l’Opéra, dans les coulisses de la station, le colonel Chartres et moi-même. Tous les autres, retardés par les barrages de police, avaient été refoulés.

Le Président, à la tête de cette petite équipe, avec un téléphone bricolé pour seul moyen de transmission, prenait, calmement, ses décisions, réfléchissait et faisait comme si l’appareil d’État répondait normalement.
À dix heures du soir, alors que la situation paraissait s’être retournée, les parachutistes nous avaient rejoints, l’émetteur radio de Rufisque, déconnecté des studios que nous ne contrôlions pas encore, diffusait le message présidentiel en français et en ouolof, les députés arrêtés venaient d’être libérés, mais rien d’autre apparemment ne se passait, Senghor nous dit, avec un bon sourire:  » Vous n’avez plus besoin de moi, nous avons fait tout ce crue nous pouvions faire, je vais me coucher. S’il y a vraiment du nouveau, réveillez-moi.  »

Épuisé par cette folle journée, moins flegmatique que le Président, souffrant d’un ongle incarné qui me faisait souffrir pour avoir trop couru dans les escaliers, je n’arrivais pas à trouver le sommeil, dans un fauteuil inconfortable du hall. Je m’étais cependant assoupi quand, vers cinq heures du matin, je fus réveillé par une rumeur, les grilles du palais s’ouvrirent et une masse sombre d’hommes se mit en marche, lentement, vers le perron.
Le gendarme de faction, fusil mitrailleur en batterie, ajusta son arme. J’eus très peur jusqu’à ce que je reconnusse, en tête de cette troupe, le lieutenant-colonel Diallo que Senghor venait de nommer chef d’état-major des armées, en remplacement du titulaire qui, pour ne pas prendre parti, s’était fait porter pâle. Mais nous ne savions pas encore si Diallo avait accepté et comment il se comporterait. Derrière lui, une petite centaine d’officiers, tous ceux qui se trouvaient à Dakar, y compris Bravida et Pereira.

 » Nous voulons voir le Président.  »
 » Il dort.  »
 » Eh bien, réveillez-le.  »
Sans demander mon reste, je grimpai à l’étage, frappai à la porte de la chambre.
Mme Senghor, qui ne dormait pas, m’ouvrit, réveilla son mari qui enfila une robe de chambre de soie bleue, à dessins cachemire et sortit.
 » Monsieur le Président, vous devriez vous habiller.  »
 » Mais non, il est inutile défaire attendre ces messieurs!  »

C’est donc dans cette tenue peu protocolaire que le Président accueillit ses visiteurs, les fit entrer dans la bibliothèque et s’enferma avec eux. Je restai naturellement dans le hall, Mme Senghor me rejoignit. Nous avions conscience que le Président jouait son va-tout, mais on n’entendait rien.

Au bout d’une heure qui nous sembla une éternité, les officiers ressortirent, comme ils étaient venus, sans rien dire, et quittèrent le palais. Senghor sortit le dernier, il nous dit:  » Je leur ai expliqué la Constitution, ils vont l’appliquer, force reste à la loi.  »
La suite fait partie de l’Histoire, Dia et ses complices furent arrêtés dans la quasi-indifférence générale, même en médina, et sévèrement condamnés. Senghor tint cependant à aménager le régime pénitentiaire et permit, rapidement, aux familles de rejoindre les condamnés.

Le Président vainqueur engagea une réforme constitutionnelle établissant un régime présidentiel, sans Premier Ministre. II s’y résigna au lendemain d’une crise où la dyarchie de l’exécutif avait conduit à l’explosion, mais ce nouveau régime ne lui plaisait pas. La Constitution du 7 mars 1963 sera révisée en 1970 pour faire apparaître un Premier Ministre qui sera, de plus, un coadjuteur à succession, preuve que Senghor envisageait son départ volontaire et qu’il n’aimait pas le pouvoir pour le pouvoir. Il a préparé sa succession avec Abdou Diouf.

Auparavant, ce libéral, qui s’était accommodé d’un parti unique de fait, puis de droit en 1966, rétablit le multipartisme en 1974, change le nom de son propre parti en PS, en 1976, et affronte, au suffrage universel, Abdoulaye Wade, en 1978. C’est le début de la longue marche qui conduira Wade à la présidence, en 2000, vingt ans après le départ de Senghor.
Faute de réussir le fédéralisme, Senghor eut le souci de rétablir des relations normales avec le Mali, dès 1963, de conforter celles qu’il entretenait avec la Guinée de Sekou Touré, malgré les réserves qu’il ne cachait pas sur sa façon de gouverner et avec la Côte d’Ivoire.

Aux vertus de l’homme d’exception que nous célébrons aujourd’hui, je voudrais ajouter la tolérance, le nom de son actuel successeur m’en donne l’occasion. Je m’étais lié d’amitié avec ce jeune Professeur à la faculté de droit de Dakar, Senghor le savait et n’y trouvait rien à redire, bien que les deux hommes ne s’aimassent point.

Au terme de ce trop long récit, je m’aperçois que je n’ai pas dit grand-chose du programme politique de Senghor, de la voie africaine du socialisme, thème de colloques, mémoires et thèses, comme ce qu’il a écrit dans Nation et voie africaine du socialisme et dans Socialisme et planification, encore moins des mesures pratiques qu’il a prises, dont le succès n’est pas évident, mais c’était dans l’air du temps.
J e préfère, pour terminer, évoquer deux autres titres de son oeuvre non poétique :

Négritude et humanisme, Négritude et civilisation de l’Universel, autres thèmes plus durables d’autres colloques, mémoires, thèses et même, pourquoi pas? romans, et laisser le dernier mot au poète
 » Au bout de l’épreuve et de la saison, au fond du gouffre
Dieu ! Que je te retrouve, retrouve ta voix, ta fragrance de lumière vibrante « .

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