Senghor, parlementaire Eurafricain

M. Max Jalade.

Étonnant destin que celui de ces deux camarades de khâgne, de ces deux littéraires, portés, l’un et l’autre, à la magistrature suprême. Si le projet élaboré fut rejeté par référendum, ce ne fut pas parce qu’il était écrit dans cette langue dont Senghor disait qu’il l’avait  » goûtée comme une confiture, mâchée, enseignée « . Senghor avait même obtenu le rapport des dispositions relatives aux Territoires d’Outre-mer qui, pour l’essentiel, furent adoptées. On notera que, trois ans auparavant, le jeune professeur avait rédigé, avec Robert Lemaignen, un homme d’affaires métropolitain qui fut membre de la Commission européenne, et un scientifique cambodgien, le prince Youtevong, un essai portant sur la Communauté impériale française, dans lequel il exposait sa vision des futurs rapports de la France avec son domaine d’Outre-mer.

Élu en 1945 député de la circonscription Sénégal-Mauritanie, avec son futur rival, (avocat défenseur, Lamine Guèye – qui sera Ministre d’un éphémère gouvernement Blum, Senghor adhère au groupe parlementaire socialiste. Du socialisme, il parlait, déjà, avec son ami Pompidou, qui lui avait conseillé de lire Le Populaire.  » Celui de Léon Blum « , me précisera Pompidou. C’était le temps des copains. Senghor milite à la SFIO, relit Marx, Engels, Lénine et Proudhon, ce qui ne l’empêche pas d’ajouter à ses lectures Barrès. Avec Les Déracinés, il prend conscience de sa propre situation  » Pour moi, l’appel de la Lorraine, c’était l’appel et la voix de la terre sérère; le sang lorrain, c’était le sang sérère. En lisant Barrès, je méditais les leçons de mon père, je faisais corps avec ma terre, avec ses valeurs de civilisation « .

Le Populaire, oui, mais aussi L’Action française. Il sera même, un temps, partisan de  » l’héritier des quarante rois qui, en mille ans, firent la France « , comme il le confiera, pour leur livre, à Emest Milcent et Monique Sordet.

Au Palais Bourbon, très vite, Senghor s’impose. Il est élu membre de la Commission de la Constitution et de celle des Territoires d’Outre-mer, dont il deviendra le président. II est élu membre de la Haute Cour de Justice. C’est à cette époque que je l’ai connu, élégant, fin, courtois, chaleureux, précis. Journaliste parlementaire, j’avais pu ouvrir, dans le journal que je représentais, une chronique dans laquelle je faisais connaître les préoccupations des élus africains et, aussi, la nature de leurs votes, si précieux en période d’instabilité ministérielle. Je le fis bientôt pour des publications africaines. Cette pratique me permit de voir à l’oeuvre le futur Président du Sénégal et ses collègues, Houphouët, Diori Hamani, Mamadou Konaté, Apithy, puis Sékou Touré.

Travailleur acharné, soucieux des intérêts de ses électeurs, Senghor ne négligeait pas pour autant les problèmes internationaux. Ceux de l’Europe, qui lui valurent d’être élu, en 1949, à l’Assemblée consultative de Strasbourg.

J’ai eu la curiosité de plonger dans le recueil de ses interventions à l’Assemblée nationale. Incursion impressionnante. La liste est longue des rapports présentés par Léopold Senghor, des propositions de loi déposées, de ses interventions à la tribune. La voix est chantante, parfois véhémente.

Il y avait quelque chose de surréaliste dans ces séances matinales où il n’y avait guère dans l’hémicycle que des élus d’Outre-mer.
Au  » perchoir « , un Africain distribuait la parole à des députés africains. Au banc du gouvernement, le Ministre était africain. Le rapporteur de la Commission l’était également. Souvenons-nous. C’est l’époque où, en ces lieux mêmes, le Président était noir. L’époque où certains déjà stigmatisaient le racisme de la France.

Senghor a siégé douze années au Palais Bourbon. De cette action parlementaire, je citerai l’essentiel. C’est d’abord un rapport sur divers textes relatifs à la Constitution de la République, dont un de Jacques Duclos, un autre du docteur Benjelloul, tendant à – tenez-vous bien – établir une Constitution pour l’Algérie, afin que celle-ci soit inscrite dans la Constitution de la République française.
Réélu député du seul Sénégal, en 1946, toujours en tandem avec Lamine Guèye la rupture entre les deux hommes sera effective lors des législatives de juin 1951 Senghor dépose un texte tendant à unifier le statut du soldat dans l’armée française il songe, bien sûr, à ses frères noirs,  » aux Tirailleurs à la main chaude morts pour la France « . Il intervient sur le prix d’achat de l’arachide aux producteurs sénégalais, sur la célébration du centenaire de la présence française au Gabon, sur la modification du statut de la Cochinchine.

C’est avec son concours actif que Lamine Guèye fera donner la citoyenneté française à tous les habitants des Territoires d’Outre-mer, dont seules bénéficiaient les quatre vieilles communes de Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée.

En 1951, il bataille en faveur du collège unique, défend un amendement du futur Président Boganda, tendant à déclarer électeurs tous ceux qui dans les territoires paient l’impôt de capitation. Lui-même préconise la création d’Académies, un statut pour les chefs coutumiers, l’institution d’un régime de prestations familiales au bénéfice des travailleurs, l’importation de blé pour les Moulins de Dakar – une affaire qui lui permet de dénoncer  » le renouveau du pacte colonial « . Il vitupère contre la détérioration des termes de l’échange – thème récurrent – et invoque  » le rendez-vous du donner et du recevoir « .

Mais sa grande préoccupation est alors la révision du titre VIII de la Constitution de 1946. Sa conviction s’affirme. Il préconise la transformation de cette Union française en une Confédération fondée sur la libre adhésion et tenant compte de l’Histoire, de la prépondérance économique de la Métropole. La France – ainsi ne deviendrait pas  » la colonie de ses colonies « , comme le craint Édouard Herriot, et  » les territoires d’Outre-mer ne seraient pas livrés à eux-mêmes « .

La France vit alors sous un régime d’Assemblée, que de Gaulle appelle le  » régime des partis « . Les crises ministérielles se succèdent, folkloriques parfois. Les Ministres retrouvent leur banc de député ou de sénateur. Pourquoi se gênerait-on pour renverser le gouvernement? Senghor intervient dans les débats d’investiture de René Mayer, Pleven, Mendès, avec toujours les mêmes questions sur… demain.

Entre-temps, au Sénégal, en 1948, après la rupture avec la SFIO, Senghor a créé le Bloc Démocratique Sénégalais dont l’organes ‘appelle la Condition humaine. Senghor est un étonnant pédagogue. Il faut l’entendre parler à ses paysans des suffixes et préfixes, de la raison discursive et de ces fruits fécondants que sont le latin et le grec. Et le charme opère. Je l’entends aussi, à Dakar, lors de l’explosion de la Fédération du Mali, dénoncer ceux qui avaient voulu  » coloniser le Sénégal  » Il s’appuie sur les cadres traditionnels de la société sénégalaise, le secteur rural délaissé.

Le BDS s’impose à l’Assemblée territoriale, avant de devenir, toujours avec le même succès, le Bloc Populaire Sénégalais. La rivalité entre BDS et SFIO devenu MSA sera vive, bérets rouges contre bérets verts, jusqu’à ce que le réalisme contraigne les deux leaders à jeter  » la rancune dans le marigot « . Léopold Senghor siège maintenant au groupe des Indépendants d’Outre-mer, proches du MRP, qui fait pendant au groupe du Rassemblement Démocratique Africain d’Houphouët-Boigny. Si la vedette en est le docteur Aujoulat, député du Cameroun, dont la ténacité aboutira à l’adoption du Code du travail, c’est Senghor qui, en 1953, au Congrès de Bobo-Dioulasso, donne une doctrine aux Indépendants d’Outre-mer, avec, pour objectifs, l’autonomie interne, la création de fédérations primaires réunies au sein d’un ensemble confédéral.

1955 : Nouveau Président du Conseil, Edgar Faure nomme Senghor Ministre à la présidence du Conseil, avec un oeil sur la recherche scientifique. Un ministère qui lui permet de s’intéresser aux mines de la Ruhr, mais aussi de convaincre, sur le terrain, officiellement, son ami N’khrumah de rendre obligatoire l’enseignement du français aux petits Ghanéens, de discuter francophonie avec Bourguiba et de remplir nombre de missions délicates.

Il avoue pourtant qu’être Ministre n’est pas vraiment sa tasse de thé. Le 26 juillet 1956, il donne sa démission du cabinet Edgar Faure, son futur confrère à (Académie française et à l’Académie royale du Maroc. Il participe alors aux débats sur la loi-cadre de Gaston Defferre, dont il redoute les effets balkanisateurs. II lui préfère un système confédéral formé de groupes d’États autonomes.
Avril 1957, Léopold Senghor intervient dans le débat sur le projet portant ratification du Traité de Rome instituant la Communauté économique européenne et l’Euratom. À ses yeux, l’Eurafrique est en marche.

Mars 1958 : lors du passage météorique de Pierre Pflimlin, Senghor ne lâche pas prise. Il préconise une évolution fédérale des Territoires et insiste sur les conséquences de la situation en Algérie, sur  » les rapports franco-africains « .

Il s’agit, dans son esprit, d’aller au-delà du discours de Brazzaville. De Gaulle revenu au pouvoir fait de Senghor un Ministre conseiller avec Houphouët-Boigny, qui, pour des raisons économiques, ne veut pas entendre parler de fédérations primaires, ni d’indépendance, cette indépendance qui, pour de Gaulle, signifie sécession.

Le Conseil constitutionnel consultatif siège au Palais-Royal. Senghor se rend à Matignon où l’attend de Gaulle. Il n’a pas de voiture. J’en ai une. Je lui propose de le conduire à Matignon et de le ramener chez lui.  » L’entretien s’est bien passé, me dira-t-il alors, De Gaulle a été d’une grande courtoisie. Il m’a écouté. je crois qu’il m’a « senti  » [senti, Senghor aime ce mot]. Mais quel personnage! Il m’a cuit !

Alors que j’évoquais la colonisation, le colonialisme, il m’a lancé ironique: Allons, Senghor, allons, sans la colonisation romaine saurions-nous nous laver?  »  » Dans la voiture, nous avons bien ri tous les deux.D’autres ont dit – ou diront – ce que fut l’homme de gouvernement, le Chef d’État. Je voudrais dire ce que fut le militant de l’Eurafrique. Senghor croyait au dialogue des cultures, à la nécessité d’une association entre les deux continents, entre le Nord et le Sud. Le 9 juillet 1949 déjà, à l’Assemblée, il préconisait cette Eurafrique qui permettrait de  » libérer l’Afrique de la misère, de la maladie et de l’ignorance « . Combien d’articles sur ce thème publierai-je dans la revue que je dirigeais!  » L’Eurafrique, écrit-il, ne saurait être qu’un mariage où chacun des conjoints apporte sa part et ses qualités « .

Membre de l’Assemblée de Strasbourg, en 1950 déjà, il contresigne le projet Mackay, d’un travailliste, suggérant une Fédération eurafricaine regroupant les futurs États-Unis d’Europe et les futurs États-Unis d’Afrique. À Paris, la réaction est vive, surtout chez les amis socialistes de Lamine Guèye, qui crient à la trahison. Plus tard, ils opposeront leur veto au portefeuille ministériel que Mendès France veut offrir à Senghor.

Celui-ci se fait une raison, d’autant plus que, très européen, il est réservé à l’égard de l’hostilité de Mendès à la CED. S’adressant au Président du Conseil désigné, le 17 juin 54, il déclare:  » L’Afrique française est en mouvement sous des gouvernements d’immobilisme… Cette Afrique qui se veut pourtant française est placée entre une Libye indépendante et une Gold Coast qui a élu avant-hier son premier Parlement au suffrage universel et qui, avant quelques années, deviendra un dominion britannique « .

Aux amis de Senghor, aux Indépendants d’Outre-mer qu’il consulte, MendèsFrance, aux prises avec Diên Biên Phu et la Tunisie, déclare dans la précipitation  » Lorsque le château flambe, on ne s’occupe pas des écuries « . La formule choque les Africains, dont l’un d’eux dira un jour:  » Nous avons trouvé plus de compréhension chez Pinay « . Ainsi va la I’ République que certains, aujourd’hui encore, regrettent. Senghor est toujours socialiste, mais son socialisme, à l’étude de Teilhard de Chardin, est « syncrétique et non dogmatique ». Il est socialiste, comme Césaire et Léon Damas, les compagnons de la Négritude,  » socialistes, dira-t-il, encore que démocrates  » . Le programme du BDS souligne qu’il n’est pas  » nécessaire de prolétariser l’ouvrier et le paysan africain pour bâtir la Cité africaine « .

Revenons à l’Eurafrique. En 1978, au sommet de l’OCAM à Bangui, en présence de Valéry Giscard d’Estaing, il estime que  » l’évidente stérilité des vastes conférences internationales, où trop d’intérêts divergents s’additionnent pour mieux s’annuler, nous confirme dans la conviction que nos problèmes sont mieux appréhendés au sein de rencontres fondées sur d anciennes et concrètes solidarités, établies par la géographie et forgées par l’Histoire « .

Il dira aussi:  » Ce n’est pas hasard, si je reviens à l’Association eurafricaine. Elle doit être le second axe, complémentaire de notre politique étrangère, le premier étant la solidarité africaine prolongée par celle du Tiers-monde. Nous ne sortirons avec honneur et bonheur de la bataille du développement, qui est, d’abord, celle des matières premières, que si nous organisons une Eurafrique plus vaste et plus équilibrée que celle que nous avions amorcée avec la Convention de Yaoundé « , Convention qui préfigurait celle associant aux Douze les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, les ACP.

Mais Senghor, qui préconise une Union de (Afrique latine, qu’il nomme encore atlantique, songe à rapprocher de cette association eurafricaine  » le Moyen-Orient, avec ses pays pétroliers, mais aussi et surtout, avec ses hommes. Non seulement les Arabes, mais encore ses Iraniens et Israéliens. L’Association eurafricaine, en d’autres termes: l’Association euro-arabo-africaine, sera l’exemple d’une communauté interrégionale, efficacement organisée, qui groupera, pour des objectifs aussi bien culturels qu’économiques, des continents, des ethnies et des cultures complémentaires ».

Lorsque j’eus (honneur en 78 de lui remettre, ainsi qu’à Gaston Thom, Premier Ministre du Luxembourg, le Prix Eurafrique, en présence de Philippe Yacé, Président de l’Assemblée de Côte d’Ivoire, de Pierre Messmer, d’Alain Peyrefitte, du Directeur général de l’Unesco, Mathar M’Bow, et de son camarade de khâgne, Henri Queffélec, il rappela, je le cite:  » C’est lorsque j’étais député à l’Assemblée nationale française que j’ai commencé, avec d’autres hommes et femmes, de défendre l’idée de L’Eurafrique. C’était en 1952 en m’adressant au Président Pinay, je traitais le thème de « l’Eurafrique Unité économique de l’Avenir ‘: Cette complémentarité entre les deux continents, j’ai continué de l’exposer devant des Universités et des Congrès internationaux… Je voudrais vous assurer, à la suite de Léo Frobénius, l’Allemand, de Marcel Griaule, le Français, que l’Afrique ne se rendra point les mains vides à ce « rendez-vous du donner et du recevoir ‘: Que donc l’Europe réponde à l’appel de l’Afrique. Puisse-t-elle, par-delà la Méditerranée, qui, plus qu’elle nous sépare, nous unit comme un pont de douceur, faire de ce vieux rêve une réalité. L’Europe et l’Afrique auront franchi un pas décisif vers le nouvel humanisme qui verra l’homme se réconcilier avec lui-même et avec la nature « .

Alors que j’étais envoyé spécial du Figaro, à Dakar, toujours en 78, je fus accueilli avec la presse par le Président Senghor, selon son habitude. I1 revenait des Nations Unies. Il y avait fait sensation en déclarant que  » la première phase de la 3ème guerre mondiale risquait de se jouer en Angola ». Il me fit le récit de ses entretiens à la Maison-Blanche.

 » Les Américains veulent jouer sur les deux tableaux à la fois. Ils veulent que les Africains résistent aux offensives de l’Est, mais ils ne veulent pas les aider à le faire. Je le dis: ou bien l’Occident contribue au développement de l’Afrique, à la lutte contre la misère, ou bien l Europe sera tournée, attaquée sur son flanc méditerranéen « .

Ainsi parla Senghor. Depuis, l’Europe qui a beaucoup regardé vers l’Est, fait les yeux doux à l’Asie, regarde à nouveau vers le Sud, Léopold Senghor s’en féliciterait. C’est en pensant à lui que, tout récemment, je me suis permis de suggérer à Mme Nicole Fontaine lors d’un déjeuner offert par Plon, son éditeur, d’inviter le Parlement européen à donner à l’un de ses hémicycles le nom de Léopold Sédar Senghor.

D’un débat, d’un Congrès l’autre, de Cotonou, d’Addis Abéba à Port-Louis, du Caire à Lomé, beaucoup d’anecdotes seraient à rapporter.
J’en retiendrai une dernière. Gabriel de Broglie a parlé de  » normandité « . Fêté par les Normands de Dakar, il dit à  » ses frères aux yeux bleus  » :  » Je ne puis, comme vous, chanter « J’irai revoir ma Normandie, c’est le pays qui m’a donné le jour » « . Et, se tournant vers sa femme, Colette, qui est normande, il ajoute:  » En revanche, je puis chanter: « J’irai revoir la Normandie, c’est le pays qui m’a donné l’amour « .

Je terminerai sur une image que je tiens du poète-Président qui fut par excellence l’expression même du métissage culturel.
À son petit garçon qui, passant devant une église, lui demandait si Dieu est blanc ou noir, le poète répond:  » Dieu n est pas blanc, Dieu n est pas noir, il ressemble à un joli bouquet de fleurs « .

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