Senghor, parlementaire français – en hommage au Centenaire de Senghor

Conférence prononcée par M. Paul SABOURIN, Professeur émérite de Droit public à l’Université Paris V, Chargé de conférences honoraires en Sorbonne (E. P. H. E.), Président d’Honneur du Cercle Richelieu Senghor de Paris.

En hommage au Centenaire de Senghor

L’identité dans les différences mêmes entre peuples guide sans cesse Léopold Sédar Senghor dans ses combats politiques où il lutte pour une francophonie à la fois chargée d’histoire et ouverte sur le monde de demain. Respectueux des conséquences du passé, le fin parlementaire français qu’il a été a tenté d’abord d’expliquer à ses collègues que seule l’intégration des pays francophones, africains notamment, était la solution politique, économique, sociale et culturelle pour les deux parties.

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Simple professeur à Tours, il mesurait déjà « l’écart qui se creuse entre une Europe malade et divisée contre elle-même et une Afrique à laquelle il demeure, malgré ses apparences d’assimilé, inconditionnellement fidèle »(1). Parlementaire, il songe à une Fédération entre la France métropolitaine et certains pays africains francophones, les anciennes colonies, mais très vite il comprend que cette idée n’a aucun écho en France. Déjà l’Europe qui se constitue difficilement a un relent de fédéralisme que dénoncent à la fois gaullistes et communistes. Le député socialiste Senghor plaide cependant pour l’Eurafrique, combat essentiel pour lui sous la Quatrième République. Relisons un extrait de ce beau discours prononcé le 14 mai 1955 à la tribune de l’Assemblée nationale (2) : « Ce que l’Afrique demande à l’Europe, c’est de remplir, de compenser ses défauts, d’éclairer son intuition par la lumière de la raison, de conduire les élans de son coeur, de réaliser ses projets. Mais, pour être efficace, cette action de l’Europe exige un désintéressement total, la répudiation du colonialisme économique et de l’impérialisme culturel. Elle exige une certaine humilité de la part de l’Europe. Celle-ci doit comprendre que, si elle a beaucoup à donner, elle n’en a pas moins à recevoir. Ainsi seulement, sera réalisée cette Eurafrique que nous appelons de nos voeux et qui doit être la pierre angulaire de la civilisation ». Dans son esprit, les anciennes colonies, devenues États indépendants après le retour du général de Gaulle au pouvoir, pourraient être associées à la future Union européenne par des accords sauvegardant les intérêts réciproques de tous les partenaires. « Cette vision politique était conforme à son idéal humaniste de coexistence des sociétés et des cultures oeuvrant pour le bien commun de l’humanité ; mais faute de pouvoir convaincre il poursuit son combat sur la plan culturel »(3) . On retrouve chez Jean-Marc Léger, militant illustre de la francophonie, premier Secrétaire général de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (future A. I. F.), cette idée : « J’incline à considérer pour ma part que c’est son égal souci de l’un et du divers, sa conviction intime et tôt acquise qu’il n’est d’authentique universel que dans le salut et la promotion du singulier, qui l’ont conduit tour à tour à rechercher l’institution de nouveaux rapports entre l’Afrique et la France (au lendemain de la disparition de l’éphémère Communauté) et, plus tard, à se faire le prophète puis l’artisan principal d’un ensemble inédit, reposant essentiellement sur le partage de la langue française et des valeurs qu’elle porte, ce qui allait s’appeler plus tard la francophonie. Cela n’eut rien d’improvisé, loin s’en faut, mais s’inscrivait tout naturellement dans une réflexion et dans une démarche amorcées dès ses années d’étudiant, puis ses années de jeune professeur à Tours et à Paris »(4) .

Comme l’a excellemment illustré l’académicien Gabriel de Broglie, c’est sur la conception qu’il se fait de la langue française que Senghor bâtit l’édifice très ouvert de la francophonie : « Les qualités du français que Senghor détaille sans cesse, l’abstraction, la logique, la clarté, le goût, le charme, sont supérieures à celles de toutes les autres langues. Elles font de cette langue « le grec des temps modernes », lui conservent sa vocation à l’universalité et se conjuguent dans une symbiose géographique, ethnique et culturelle, la francité. […] La francophonie selon Senghor, c’est à la fois une organisation, une population, mais surtout une culture. C’est ainsi que Senghor oppose la francophonie, fondée sur la langue, au Commonwealth, sur la richesse. […] La francophonie qu’il décrit dans le plus grand détail, c’est l’ensemble des valeurs exprimées par la langue française, par la civilisation française au premier rang, mais aussi des autres civilisations de langue française. C’est grâce à la francophonie que la négritude devient un humanisme négro-africain »(5) .

La francophonie pour Senghor est d’abord une organisation. Rappelons l’origine. En 1966 se tient à Dakar le premier Festival mondial des arts nègres. Ce n’est pas sans signification. Mais il faut attendre trois ans pour que se réunisse en février 1969 à Niamey la première Conférence des pays partiellement ou entièrement de langue française qu’il préside avec deux autres chefs d’Etats francophones africains, le Président tunisien Habib Bourguiba et le Président nigérien Hamari Diori. On sait que cette Conférence fondatrice de la Francophonie regroupe déjà 21 États ou gouvernements francophones et aboutit une année plus tard à la création de l’Agence de coopération culturelle et technique. Le terme de francophonie, inventé en 1880 par le géographe Onésime Reclus, pour définir l’ensemble des personnes et des pays utilisant le français à des titres divers, est officiellement employé. Dans cette optique Léopold Sédar Senghor déclare à Niamey : « L’usage d’une même langue, la participation à une même culture ne fournissent pas seulement des contreforts moraux, mais des moyens meilleurs d’épanouissement et de solidarité complémentaires. C’est pourquoi, de toutes les communautés humaines, celles qui se fondent sur la langue et la culture sont les plus puissantes et les plus durables. La raison en est profondément humaine ».

Allons plus loin dans la perception du concept de francophonie chez Léopold Sédar Senghor. Dans un brillant entretien accordé à un journal burkinabé (6), à propos du décès du Président et du message qu’il a laissé, Maître Pacéré, écrivain majeur de l’Afrique francophone, relève d’abord que dans la lutte entre les langues anglaise et française, existe « envers les jeunes nations africaines un sérieux appel du pied vers d’autres langues au détriment du français. Il n’est un secret pour personne que les plus irréductibles avocats de la langue française ne sont pas de l’hexagone ; la Francophonie n’est pas née sur les bords de la Seine, mais des bords du fleuve Niger… ». Et l’avocat de citer l’illustre poète-Président : « La francophonie, c’est : 1° l’ensemble des Etats et des régions qui emploient le français comme langue nationale, langue de communication internationale, langue de travail ou langue de culture ; 2° l’ensemble des personnes qui emploient le français dans ces différentes fonctions ; 3° la communauté d’esprit qui résulte de ces emplois »(7) .

Mais le Poète va nous montrer un aspect très important de la francophonie. Elle tend à l’Universel. « Je le disais l’autre année, en donnant à la Sorbonne la leçon inaugurale de la chaire de Francophonie, celle-ci n’est rien d’autre qu’à l’échelle de la planète, de la noosphère, l’entreprise de civilisation la plus moderne, qui réunit les valeurs les plus contraires et, partant, les plus fécondantes : la chair et l’esprit, l’intuition et la discursion, l’émotion et l’idée, le symbole et la logique, le discours et le chant rythmé. Et nous pouvons compter, nous comptons des Antillais d’outre-mer, des noirs et des métisses entre autres, parmi les plus grands ouvriers de cette Révolution pour reprendre le mot de Sartre : un Léon Damas, le Guyanais, un Saint-John Perse et un Paul Niger, les Guadeloupéens, un Aimé Césaire et un Édouard Glissant, les Martiniquais, un Price-Mars et un Jacques Roumain, les Haïtiens, un Jean-Joseph Rabiarivelo et un Jacques Rabemananjara, les Malgaches, un Gaston Berger et un Birago Diop, les Sénégalais »(8) . On sait que cette intrusion de la négritude dans le concept de francophonie, vouée à l’universalité, a valu quelques querelles à Léopold Sédar Senghor. D’abord on lui a reproché d’aimer la francophonie parce qu’il aimait la France. Certes, mais d’un amour lucide. « On se rappelle, déclare Maître Pacéré (9), ces vers durs contre la France qui « a porté la mort et le canon dans mes villages bleus / a dressé les miens les uns contre les autres / a traité les résistants de bandits ». On connaît aussi dans Hosties noires son poème terrible Aux Tiraileurs sénégalais morts pour la France (10). Mais, comme le souligne Maître Pacéré, « Senghor voit en la France un pays, un peuple de grandeurs, de valeurs universelles, de beauté, de rationalité, de culture. Son engagement total pour la francophonie telle qu’il l’a définie et pour la France tient à sa foi en ces valeurs existantes au-delà des réserves précitéees »(11) . On a aussi reproché à Senghor de vouloir abandonner les langues africaines, par son action linguistique en faveur du français lorsqu’il était Président du Sénégal, puis au nom même de cette francophonie, jugée propre à brouiller les cartes linguistiques. Il s’en est expliqué avec calme et distinction comme toujours. Il termine ainsi un article publié en 1962 (12): « Que conclure de tout cela, sinon que nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs, nous sentons, pour le moins, nous sentons aussi libres à l’intérieur du français que de nos langues maternelles. […] Il n’est pas question de renier les langues africaines. Pendant des siècles, peut-être des millénaires, elles seront encore parlées, exprimant les immensités abyssales de la Négritude. […] La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. […] Le français, Soleil qui brille hors de l’hexagone ». Et Senghor de river la francophonie aux concepts d’ouverture, de métissage, de dialogue des cultures : « On rencontre même dans les anthologies de poésie française, des poètes qui ne sont pas de l’hexagone comme Saint-John Perse et Aimé Césaire, voire qui ne sont pas « français ». Mais rares sont les commentateurs qui s’attachent à montrer l’enrichissement qu’apportent ces poètes à la langue, mais aussi à la culture française, où ils renforcent la veine méditerranéenne, mais la celtique aussi »(13) . Dans cette perspective forte, Senghor adopte la vision du père Teilhard de Chardin, comme l’explique Jacques Chevrier : « Sans doute les races ne sont-elles pas d’une égalité mathématique, mais elles sont […] d’une égalité complémentaire et la civilisation de l’universel se situe exactement au carrefour des valeurs complémentaires de toutes les civilisations particulières »(14) . Mais, ajoute Senghor, s’il y a confrontation des cultures, l’homme doit demeurer au centre des préoccupations des intellectuels et des politiques, car « on ne bâtit pas un État moderne pour le plaisir de bâtir »(15) .

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Faut-il voir enfin dans la démarche francophone de Senghor une vision exclusivement politique ? Non, on le sait. Mais il faut bien le redire, en le citant : « La culture reste le problème essentiel de la francophonie. J’ai l’habitude de dire que, comme chef d’État, j’ai toujours pensé que l’Homme, c’est-à-dire la culture, était au commencement et à la fin du développement »(16) . Que peut-on dire aujourd’hui de cette francophonie ? Souhaiter qu’elle ne soit pas élargie à grands coups de décisions purement politiques, car elle perdrait son sens premier : ce n’est pas le nombre, en tous domaines, qui fait la qualité ; d’ailleurs, prenons garde à l’ouverture trop grande, dans la myriade d’organisations destinées à défendre et promouvoir notre langue — et donc notre culture — d’éléments médiocres qui confondent inconsciemment leur niveau culturel avec celui du principe de Peter dont la francophonie subit les promotions surprenantes. Attention encore aux facilités que donnent les fonds à manier : elles sont parfois risque de corruption. Il reste de grands et fervents travailleurs de la francophonie, sensibles aux origines créatrices de cet élan commun. Senghor disait : « J’ai souvent proclamé, non seulement pour la France, mais aussi pour les autres pays européens et américains francophones — Belgique, Suisse, Luxembourg et Canada — la nécessité de suivre les États-Unis d’Amérique, où il y a, dans chaque grande Université, un African Studies Center, il s’agit de créer, comme il en existe à la Sorbonne, un Centre d’études francophones, où seront étudiées, sous tous leurs aspects — géographique et historique, mais surtout ethnologique et inguistique — les civilisations ultramarines »(17) . Conscient de travailler à mieux faire connaître ces écrivains francophones sans qui la France se priverait d’une vie renouvelée, Senghor a puissamment oeuvré pour la persistance du dialogue entre civilisations, car comme le lui écrivait Robert Sabatier (18) — « Si le poète meurt, / L’Univers aura froid ».

 


1. Jacques Chevrier, La Littérature africaine de 1921 à nos jours, p. 80.
2. Christian Roche, L’Europe de Léopold Sédar Senghor, Toulouse, Privat, 2001, p. 74.
3. Ibid., p. 75 ; voir aussi Max Jalade, « Senghor parlementaire eurafricain », in Senghor en son éternité, actes du colloque organisé par le Cercle Richelieu Senghor de Paris, 15 février 2002 au Palais du Luxembourg, textes réunis par Lise et Paul Sabourin, avec le concours de Philippe Valois, Cercle Richelieu Senghor de Paris, SEPEG, 2002, p. 75-81.
4. Jean-Marc Léger, « Senghor, témoin de l’universel, prophète de la francophonie », in Senghor en son éternité, p. 136-140.
5. Gabriel de Broglie, « Senghor et la langue française », ibid., p. 45-50.
6. Maître Pacéré, entretien réalisé par Sita Tarbagdo, journal Sidwaya, jeudi 24 janvier 2002, p. 14-21.
7. Léopold Sédar Senghor, Ce que je crois, p. 47.
8. Allocution prononcée le 16 mars 1976 au Cercle littéraire Etienne Cattin (Association des écrivains cheminots), in Journal Le Dévorant, numéro spécial, mai 1976, p. 12 (que nous remercions M. Raymond Besson, actuel Président, de nous avoir communiqué).
9. Maître Pacéré, entretien précité, p. 19.
10. Senghor, Oeuvre poétique, [1964], Seuil, « Points Essais », 1990, p. 63.
11. Maître Pacéré, entretien précité, p. 19.
12. Senghor, « Le français langue de culture », Revue Esprit, novembre 1962, in Liberté. 1. Négritude et humanisme, Seuil, 1964, p. 363.
13. Senghor, exposé fait lors de la rencontre des poètes francophones, Hautvillers, 3 octobre 1975, in Liberté. 5. Le Dialogue des cultures, Seuil, 1993, p. 69.
14. Jacques Chevrier, op. cit., p. 182.
15. Ibid.
16. Senghor, Ce que je crois, cité par Maître Pacéré, entretien précité, p. 20.
17. Senghor, exposé fait lors de la rencontre des poètes francophones, Hautvillers, 3 octobre 1975, in Liberté. 5…, p. 83.
18. Robert Sabatier, Poème, in Présence Senghor. 90 écrits en hommage aux 90 ans du poète-président, Paris, UNESCO, 1997 p. 274.

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