M. Jacques CHEVRIER / Quarante ans de littérature africaine : de la Sorbonne à Barbès

Monsieur Jacques CHEVRIER, Professeur émérite à l’université Paris IV Sorbonne.

En 1960, au terme de près d’un siècle de domination coloniale, le continent africain s’éveille à la liberté et accède enfin à l’indépendance ; mais, bien avant cette date-balise, le fait littéraire y est déjà largement présent.

Quelques années auparavant, en 1956, le Premier Congrès international des écrivains et artistes du monde noir a en effet rassemblé à Paris, à la Sorbonne, le gratin de l’intelligentsia du monde noir.

A cette prestigieuse tribune se sont alors succédé des délégués venus d’Afrique, d’ Amérique et des Caraïbes, tels Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Richard Wright, Georges Lamming, Jacques-Stephen Alexis, Frantz Fanon, Jacques Rabe¬mananjara, etc…, dont la plupart s’accordent pour revendiquer une « bonne décolonisation » aussi bien sur le p1an culturel que politique. Pour des écrivains comme Césaire, l’un des pionniers de la Négritude avec Senghor et Léon- Gontran Damas, il s’agit, avant toute chose, d’accorder aux « hommes de culture », c’est ainsi que se désignent les intellectuels nègres – la place qui leur revient légitimement dans le processus de décolonisation dont l’ aboutissement politique est désormais très proche.

On est donc déjà loin de la prise de conscience nègre qui, dès 1934, avait conduit les animateurs de L’ Etudiant noir à s’opposer à toute politique d’assimilation et à proclamer haut et fort les valeurs de civilisation du monde noir. S’il est de bon ton, aujourd’hui, de vilipender la Négritude, il faut toutefois bien voir qu’elle a exercé pendant plusieurs décennies un véritable monopole littéraire et joué un incontestable rôle de locomotive culturelle pour une bonne partie du continent. Pendant près de vingt ans, Paris devait demeurer l’un des pôles dominants de la production lit¬téraire africaine. C’était l’époque où, indépendamment de Présence africaine, fondée en 1947, les grandes maisons d’édition parisiennes, Plon, Julliard, Le Seuil, ne dédaignaient pas d’ouvrir leurs portes aux jeunes écrivains du monde noir. Et ce n’est sans doute pas un hasard si, au Nigéria, les fonda¬teurs de la revue B1ack Orpheus choisirent un titre qui faisait directement référence au célèbre « Orphée noir » If de Jean-Paul Sartre publié en guise de préface à l’excellente Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, rédigée par Senghor en 1948, en écho à la célébration du centenaire de l’abolition de l’esclavage.
En cette année 1960, une date dans laquelle il faut voir avant tout un repère chronologique commode et non un tournant décisif de l’his¬toire des idées et des sensibilités, le petit panthéon des lettres afri¬caines et caraïbes (pour l’instant on ne les distingue pas encore) mani¬feste déjà une incontestable richesse. Il s’honore, en effet, d’une série d’oeuvres poétiques majeures qu’illustrent les recueils désormais emblématiques de Damas ( Pigments, 1937, Black Label, 1956), de Senghor ( Chants d’ombre, 1945, Hosties noires, 1948, Ethiopiques, 1956), de Césaire ( Cahier d’un retour au pays natal, 1947, Ferrements, 1959), de Rabemanànjara ( Antsa, 1956)et de Tchicaya U Tam’Si ( Le Mauvais sang, 1955, Feu de brousse, 1957). A l’origine de ce sursaut poétique, il faut imaginer le commun désir de tous ces créateurs d’échapper à la suprématie affichée de la cultu¬re occidentale et de renouer symboliquement avec un passé qu’on leur avait appris à dédaigner. On ne s’étonne donc pas de l’importance prise dans ces textes par le thème du retour aux sources, et le sentiment de révolte qui parcourt d’un long frémissement toute la poésie de la Négritude et que Senghor résume parfaitement lorsqu’il s’écrie dans Hosties noires « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France ».
Toutefois, alors que les anciennes colonies d’AOF et d’AEF accè¬dent à la souveraineté nationale, les poètes cèdent progressivement le pas aux prosateurs, qui ne vont pas tarder à envahir le champ littéraire afri¬cain (1).A vrai dire, ceux-ci n’ont pas attendu l’indépendance pour prendre la plume, et la chronologie fait apparaître que la décennie qui va de 1950 à 1960 a été particulièrement féconde dans le domaine de l’écriture romanesque. N’y relève-t-on pas les titres d’ouvrages qui font aujourd’hui figure de « classiques » : la tétralogie de Mongo Beti ( Ville cruelle, 1954, Le Pauvre Christ de Bomba,1956, Mission terminée, 1957, Le Roi miraculé, 1958), les savoureux récits de Ferdinand Oyono ( Une Vie de boy et Le vieux Nègre et la Médaille, 1956), le célèbre roman de Camara Laye( L’Enfant noir.,1953),sans oublier Climbié, 1956, de Bernard Dadié qui, au-delà de l’autobiogra¬phie, constitue un témoignage de première main sur la génération des anciens de la célèbre Ecole normale William Ponty. A mi-chemin du roman ethnographique et du récit de vie dont L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (196I) peut être considéré comme le paradigme, plusieurs de ces textes s’inscrivent également dans la veine de la satire politique. Fus¬tigeant une société moribonde, ils préfigurent l’engagement de leurs auteurs dans la dénonciation du pouvoir, qu’il soit colonial ou, bientôt, post-colonial, comme l’expriment bien les premiers romans de Sembene Ousmane, O Pays, mon beau peuple, 1957, et surtout Les Bouts de Bois de Dieu,I960, dans lesquels se donne à lire une vision marxiste de la société sénégalaise.

Il n’en reste pas moins qu’en cette période de passage d’un monde à un autre, des voix discordantes, celles d’Albert Memmi ou, plus tard, de Maryse Condé, évoquent le spectre d’un tarissement de la littérature africaine, conséquence probable, à leurs yeux, de l’émancipation du continent noir. (2) On sait que l’avenir a fait justice des prévisions pessimistes de ces Cassandre, et qu’en lieu et place de l’essoufflement annoncé, c’est à une véritable explosion de la production littéraire africaine que l’on a assisté.
En effet, indépendamment de l’avalanche d’essais qui manifestent la vitalité de la pensée et de la philosophie africaines – Les Damnés de la terre,1961, de Franz Fanon, la Philosophie bantoue du Père Ternpels , en 1965, Antériorité des civilisations nègres, de Cheikh Anta Diop, en 1967, Aspects de la civilisation africaine, d’Amadou Hampaté Bâ, en I972, Sur la philosophie africaine, de Paulin Hountondji, en 1977, etc,- la pro¬duction poétique continue à se maintenir à un bon niveau avec la publica¬tion des textes majeurs de Tchicaya (Epitomé, 1962, Arc musical, 1970, La Veste d’intérieur, 1977), tandis que se font jour de nouveaux talents, Paul Dakeyo (J’appartiens au _grand _ jour, 1979), Pacere Titinga ( Refrains sous le sahel, 1976), Jean-Marie Adiaffi ( D’éclair et de foudre, I980) Véronique Tadjo ( Latérite, 1984)…
Mais c’est dans le domaine de la prose romanesque, nous l’avons dit, que se manifeste le plus clairement la bonne santé de la littérature africaine.Sa bonne santé et aussi son désir de rupture par rapport à l’esthétique néo-réaliste qui prévalait jusqu’alors. La même année 1968 paraissent en effet deux oeuvres révolutionnaires à plus d’un titre, Le devoir de violence_ du Malien Yambo Ouologuem, distingué par le Prix Renaudot, et Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma. Alors que Ouologuem fait voler en éclats le mythe de la grande fraternité nègre et dépeint une Afrique pré-coloniale en proie à la barbarie et aux pratiques esclavagistes, discréditant du même coup toute une thématique du retour aux sources en perte de vitesse, Les Soleils des indépendances inaugure la veine des romans du désenchantement. L’un des premiers, Ahmadou Kourouma y dénonce le règne du tyran sur fond de misère, de corruption et d’attein¬tes répétées aux droits de l’homme. Ce procès d’un pouvoir totalitaire, le plus souvent incarné par un despote à la fois sanguinaire et dérisoire, va nourrir toute une production romanesque qui s’échelonne du Cercle des Tropiques, 1972, d’Alioum Fantouré au Jeune homme de sable,1979, de Williams Sassine, en passant par Les Crapauds-brousse, 1979, de Tierno Monénembo ou Le Pleurer-Rire, 1982, d’Henri Lopès.
Cependant, outre son contenu explosif, la publication du premier roman de Kourouma a surtout constitué un tournant décisif dans l’écriture romanesque africaine. En rompant délibérément avec la « littérature d’ins¬tituteurs » de la génération précédente (la formule est de Senghor), l’auteur des Soleils des Indépendances s’attaque en effet au sacro-saint tabou de la langue française, et apporte la preuve éclatante qu’un écri¬vain africain peut se couler dans le moule d’une pratique langagière autre, sans pour autant franchir le seuil de lisibilité. En introduisant « l’oralité feinte » dans son texte, Kourouma ouvre donc la voie à d’autres hardiesses d’écriture qui vont culminer avec la parution, en 1979, du premier roman du Congolais Sony Labou Tansi, La Vie et demie.
« On ne reconnaît plus l’Afrique dans les romans de Sony Labou Tansi, observe en effet Jean-Claude Blachère, car les lieux ne coïncident plus avec ce que l’on croyait savoir, et les mots pour le dire ne sont plus ceux des inventaires habituels » ( Négritures,_ Paris, L’Harmattan, 1993). Cette analyse qui, outre la production polymorphe de l’écrivain congolais, vaut également pour toute une série de représentants de la nouvelle génération – »les enfants de la post-colonie » dit Waberi – et elle exprime bien la radicalisation du discours romanesque (et en partie dramaturgique) qui s’est opérée dans le sillage de l’auteur de La Parenthèse de sang. Que ce soit dans les œuvres de Boubacar Boris Diop (Le Cavalier et son ombre, 1997), de Waberi (Cahier nomade, 1996), de Kossi Efoui (La Polka, La Fabrique de cérémonies, 2001), etc, le lecteur assiste en effet à une véritable déconstruction du récit de facture classique, déconstruction que traduisent à la fois la disqualification du héros, la rupture du principe de la continuité narrative, le brouillage des instances discursives, parfois relayé par le brouillage onomastique et patronymique, le tout conduisant à multiplier les points de vue et à introduire à l’intérieur du récit une véritable belligérance du texte, que renforcent encore les partis pris langagiers souvent paroxysti¬ques des romanciers. Un certain délire verbal, qu’accompagne généralement une mise en scène carnavalesque, semble donc aujourd’hui inséparable de la représentation de ce « Il » goulag tropical » (3) que dessine progressivement le continent africain.
Et les femmes ne sont pas en reste qui, après un long silence, initialement brisé par les Sénégalaises Mariama Bâ (Une si longue lettre,1979), Aminata Sow Fall (La Grève des Battù,1979), Ken Bugul (Le Baobab fou,1976), font une entrée fracassante dans le paysage littéraire contemporain en propulsant au premier rang de l’actualité ces deux amazones des lettres africaines que sont Werewere Liking (Elle sera de jaspe et de corail,1983) et Calixthe Beyala (C’est le soleil qui m’a brûlée,1987, Les Honneurs perdus,1996,etc). Deux auteurs d’œuvres dérangeantes dans la mesure où elles ne craignent pas d’engager une véritable guérilla féministe (tempérée il est vrai dans des oeuvres plus récentes), qui s’exprime à la fois par la dépréciation systématique de la société patriarcale, la remise en question du statut maternel et le choix d’une écriture de la transgression et de la violence.

Cette violence scripturaire n’est toutefois pas l’apanage des seules femmes-écrivains, et elle apparaît de plus en plus comme l’une des composantes majeures d’une production romanesque qui est en train d’ériger l’obscène en catégorie littéraire.

L’obscène, ce n’est pas seulement la mise à nu du corps réduit à ses fonctions physiologiques, tel qu’il s’af¬fiche dans le texte africain contemporain, mais c’est aussi le spectacle d’un monde désaccordé dans lequel le langage trébuche à dire l’insoutenable et l’horreur que convoquent des récits voués à l’évocation du génocide ou des guerres tribales. Répondant à l’invitation de l’association organisa¬trice du « Fest’Africa » de Lille, « Ecrire par devoir de mémoire », une pléiade d’écrivains se sont rendus en 1998 au Rwanda, sur les D’Imana, 2000, Tierno Monénembo, L’Aîné des orphelins, etc, tandis qu’ Ahmadou Kourouma dans Allah n’est pas obligé, 2000, et Emmanuel Dongalà dans Johnny Chien méchant, 2002, décrivent le scandale des enfants-soldats engagés dans des guerres civiles impitoyables.

C’est encore une autre forme de violence, moins spectaculaire mais tout aussi pernicieuse, qui hante l’univers des cités et des banlieues servant de cadre aux mésaventures de personnages fascinés par le mirage parisien, qu’il s’agisse de L’Impasse,1996 ou d’Agonies,1998( les titres sont éloquents) de Daniel Biyaoula, de Place des Fêtes,2001, de Samy Tchak ou encore de Bleu Blanc Rouge, 1998, d’Alain Mabanckou, des textes où s’ex¬priment la misère et la margina1isation des immigrés relégués entre ZUP et ZEP .

Enfin, et même si elle fonctionne sur le mode ludique, la violence constitue encore le fonds de commerce d’un certain nombre d’écrivains, et non des moindres qui, tels Mongo Beti, Trop de soleil tue l’amour,1999, Achille Ngoye, Sorcellerie à bout portant,1998, Bolya, Les Cocus posthumes,2001, ou Moussa Konaté, L’Honneur des Kéita, 2001, etc, ont entrepris à travers leur expérience du roman policier, un genre jusque-là peu représenté, de déchiffrer la réalité des liens complexes et pas toujours pacifiés qui se tissent entre membres de la communauté africaine, que ce soit à Bamako…ou à Barbès.

On ne saurait mieux conclure cette brève analyse qu’en soulignant la richesse et la diversité de la production africaine contemporaine qui, après bien des épreuves, s’affirme de jour en jour comme une littérature à part entière, tant par sa quête sans complaisance d’une réalité encore largement problématique que par sa recherche d’un langage nouveau. A bien des égards, un modèle et un symbole de la vitalité du fait francophone.

(1) C’est la raison pour laquelle notre propos n’aborde pas le domaine de la production théâtrale qui mérite une étude à part.
(2) « La littérature colonisée de langue européenne semble condamnée à mourir jeune » déclarait Albert Memmi dans son Portrait du colonisé en 1957.
(3) On doit l’expression à E.Dongala, dans Jazz et Vin de palme . Hatier, I

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