M. André LEWIN / L’Inde et la mondialisation

Monsieur André LEWIN, Ancien Ambassadeur de France en Inde, Vice-Président d’honneur de l’Association France-Union Indienne.

Il y a dix ans, il n’y en avait aucun; en 2002, ils étaient cinq; en 2006, 23; en 2007, 36 Indiens (dont plusieurs femmes) figurent sur la liste, établie annuellement par le magazine américain Forbes, des milliardaires en dollars (sur un total de 946); juste derrière les Allemands, qui sont 55 et les Russes qui sont 53, loin devant les Français, qui ne sont que 15. Sur les 50 entreprises asiatiques « fabulous » (c’est Forbes qui les définit ainsi), il y a 11 sociétés indiennes, 9 japonaises, 6 taiwanaises et sud-coréennes, 5 chinoises et australiennes.

Premier Indien de la liste, en cinquième position, le sidérurgiste Lakshmi Mittal, celui que le chroniqueur du quotidien français Libération qualifiait de « rastaquouère » du temps de son O.P.A. sur Arcelor. Il « pèse » 32 milliards de dollars. Et son prénom est symbolique d’une Inde qui mêle tradition et modernité, spiritualisme et sens des affaires : la déesse Lakshmi préside au charme et à la beauté, mais aussi à la prospérité et à l’argent.

Mais il est probable que s’il existait une liste des gens les plus pauvres de la planète, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d’Indiens, y figureraient : ils sont 700 millions à disposer pour vivre de moins de deux dollars par jour. Et ces pauvres, parmi lesquels figurent évidemment les Intouchables (et ceci bien que toute discrimination par rapport à la caste, à la religion ou au sexe soit interdite par la Constitution), commencent à prendre conscience de leur importance, car dans une démocratie, lors des élections, le nombre compte bien entendu. Et tout récemment, dans l’État le plus peuplé de l’Inde, l’Uttar Pradesh (180 millions d’habitants), les élections régionales ont amené au pouvoir le parti des Dalits, des Introuchables, qui a la majoirté absolue : à sa tête, un femme, Mayawati, qui ne parle que le Hindi et pas l’anglais, et qui n’a pas caché son ambition : lors des prochaines élections générales, devenir Premier ministre de l’Inde !

Et s’il y avait aussi une liste de la plus nombreuse des classes moyennes au monde, l’Inde en ferait partie au premier rang, avec 300 millions de personnes environ, un phénomène économique et social qui s’est fortement accéléré au cours des deux dernières décennies, et qui a évidemment des conséquences également sur le plan des comportements politiques et culturels.
Quant au marché du luxe, on estime qu’aujourd’hui, 8 millions de consommateurs indiens peuvent acheter de tels produits dans les boutiques des grandes marques mondiales, comme on en trouve de plus en plus dans les hôtels ou les centres commerciaux. Il s’agit évidemment souvent de produits importés, même s’ils sont parfois fabriqués … en Inde. Le nombre de ces clients potentiels augmente de 25% par an.

En 746ème place seulement sur la liste de Forbes, Vijay Mallya, désormais 3ème producteur mondial de vins-bières et spiritueux, producteur de la principale bière indienne, Kingfisher (martin-pêcheur), fondateur d’une compagnie aérienne intérieure qui porte le même nom, a racheté en juillet 2006 pour 12 millions d’euros à Taittinger l’important vignoble des bords de Loire Bouvet-Ladubay (lui-même comme Mittal s’étaient naguère vainement intéressés au champagne Taittinger lui-même).

Bref, la forte croissance de l’économie indienne (de 8 à 10% en moyenne depuis plusieurs années) est aujourd’hui bien connue, sinon comprise : il y a en Inde même de nombreux post-Gandhiens, hostiles au développement à tout va et à une industrialisation excessive; d’une certaine manière le Mahatma Gandhi était un « altermondialiste » avant la lettre. Et les articles comme les ouvrages abondent sur la manière habile dont la nouvelle politique économique de l’Inde sait maintenant profiter de la mondialisation, tant pour favoriser son propre développement interne que pour mieux accueillir les investissements étrangers et intensifier l’expansion des échanges commerciaux, financiers et scientifiques.

Ainsi, de nombreux secteurs de l’économie naguère encore restreints ou même totalement fermés pour les investisseurs étrangers sont aujourd’hui ouverts. 237 Zones économiques spéciales (SEZ) sont en cours de création à travers le territoire indien; ce sont des zones franches dotées d’infrastructures de base (d’un coût de 40 milliards d’euros) et bénéficiant d’une fiscalité allégée pour attirer firmes étrangères comme aussi indiennes; mais comme ces zones concernent environ 35.000 hectares essentiellement composés de terres agricoles, plusieurs incidents parfois sanglants ont déjà opposé aux forces de l’ordre des paysans menacés de perdre leurs champs (une quinzaine d’entre eux ont été tués au mois de mars au Bengale occidental, État pourtant gouverné depuis plusieurs décennies par des gouvernements communistes-marxistes, d’habitude plutôt soucieux de leur base sociale).
Une diaspora nombreuse et active, souvent aisée, contribue à cet essor. Forte de 25 millions de personnes, cette « Indiaspora » est implantée, parfois depuis plusieurs générations, en Asie du Sud-Est, dans l’Océan indien, dans le Pacifique, en Afrique australe et orientale et dans les Caraïbes, plus récemment au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis, plus récemment encore dans les pays du Golfe, où ils assurent une bonne partie de l’encadrement technique, financier, administratif, médical ou hôtelier. Longtemps négligée par les autorités de Delhi, qui ne s’intéressaient qu’aux seuls prospères NRI (Non Resident Indians), investissant naguère dans leur pays d’origine plus de 4 milliards de dollars par an, cette diaspora fait aujourd’hui l’objet d’une réelle attention, car Delhi a compris qu’elle était un dynamique facteur d’influence pour les échanges commerciaux, mais aussi pour la culture indienne et le poids mondial du pays. En revanche, sa prospérité lui vaut parfois des antagonismes locaux, comme le montrent les incidents qui viennent de se produire en Ouganda à propos des projets sucriers de la famille Mehta (Idi Amine Dada avait il y a une trentaine d’années expulsé plusieurs dizaines de milliers d’Indiens, mais une partie était revenue par la suite).
Le fait que contrairement à la Chine, l’Inde soit anglophone (l’anglais, langue officielle associée, est parlé par près de 10% de la population) favorise évidemment les contacts. Par exemple, dans le domaine scientifique, paraissent en Inde plus de 200 revues scientifiques en anglais, dont 54 dans le domaine médical. Mentionnons au passage que la France ne profite pas assez de la fenêtre encore largement francophone que constituent Pondichéry, ses institutions scolaires, universitaires et scientifiques et ses entreprises, fonctionnant tant en français qu’en anglais et en tamoul.
Les Indiens, et plus encore ceux du Sud que ceux du Nord, ont une capacité exceptionnelle pour les mathématiques, les sciences, la recherche, l’expérimentation, l’innovation, dont on peut peut-être trouver l’explication dans le maniement séculaire des langues dravidiennes, à la construction particulièrement complexe, ce qui se traduit aussi par la pratique d’une musique karnatique très construite, d’une architecture élaborée, ou … par le goût des horoscopes. D’ailleurs, sur les 50 Indiens les plus riches, 16 résident à Mumbai (la nouvelle appellation de Bombay), 7 à Bangalore, 4 dans d’autres villes du Sud, et 10 dans le Nord du pays, dont 9 à Delhi; 8 sont des NRI, parmi lesquels Lakshmi Mittal, qui a sa résidence à Londres (et ses bureaux à Amsterdam), de même que les frères Hinduja.
Par ailleurs, il n’est pas exact, comme on le dit parfois, que la mondialisation soit pour l’Inde une vogue nouvelle, portée par la globalisation et le libéralisme ambiants. C’est sans doute vrai pour l’économie, mais il y a une tradition très ancienne d’ouverture. Bien sûr, il y a eu les invasions (mogols et persans musulmans, anglais, français, portugais, danois…), mais Rajiv Gandhi me disait que l’Inde avait toujours assimilé ses conquérants, en particulier ceux qui étaient venus par mer, tout en en conservant le meilleur. La colonisation britannique, quelque rigoureuse qu’elle ait été, a aussi laissé une empreinte positive, comme l’état de droit, la justice, un système éducatif, un début de réseau de chemin de fer, la production du thé, et bien entendu la langue … ainsi que la conduite à gauche.
Au fil des siècles, le spiritualisme indien a souvent influencé la pensée occidentale (peut-être moins en France qu’ailleurs, comme l’a exposé le livre « L’Oubli de l’Inde » de Roger-Pol Droit), parfois même pour son malheur, comme le montrent les liens entre les thèses du nazisme et un hindouisme parfois fondamentaliste et intégriste, fondé sur des concepts de pureté et de supériorité.

C’est également l’Inde qui, avec le Mahatma Gandhi, a démontré au monde la puissance de la non-violence et de la tolérance, dont Martin Luther King, Nelson Mandela et bien d’autres se sont déclarés les adeptes. C’est encore l’Inde, l’un des très rares pays du Sud a avoir été membre de la Société des Nations puis membre fondateur de l’ONU, qui avec Nehru a lancé et patronné le non alignement, lequel a inspiré une majorité de la communauté internationale au temps de la décolonisation et de la guerre froide.

Qui d’entre nous n’a pas lu Jules Verne (« Les Indes Noires », ou l’épisode de la sati sauvée dans « Le tour du monde en 80 jours »), Pierre Loti ou Romain Rolland, suivi André Malraux dans ses Anti-Mémoires et ses descriptions de l’art de l’Inde, ou encore dans son éloge de Le Corbusier, qui conçut à la demande de Nehru les plans de la ville de Chandigarh, dévoré Dominique Lapierre (« Cette nuit la liberté », « La Cité de la Joie », « Minuit moins 5 à Bhopal »), admiré les peintures de Husain ou de Raza, vu le « Mahabharata » monté par Peter Brook en Avignon ou « l’Indiade ou l’Inde de nos rêves » d’Hélène Cixous mise en scène par Ariane Mnouchkine, admiré les films tournés en Inde par Renoir, Rossellini, Malle, Corneau ou encore les films classiques de Satyajit Ray, entendu Ravi Shankar entremêler les sonorités de son citar avec celles du violon de Yehudi Menuhin, chantonné « Les comptoirs de l’Inde » évoqués par Guy Béart et sur lesquels flotte encore le souvenir de Dupleix, de Madec, de François Martin ou de de Boigne, écouté les ragas composés par Jacques Charpentier ou les opéras « Satyagraha » de Phil Glass, « Les Indes Galantes » de Rameau, « Lakmé » de Léo Delibes, « Le Roi de Lahore » de Jules Massenet, « Le Fakir de Bénarès » de Léo Manuel, ou « les Pêcheurs de perles » de Bizet, dont l’air sublime « C’est elle, c’est la déesse… » s’élève dans une atmosphère de temple hindou … mais à Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka).
Qui d’entre nous n’a pas été dans sa jeunesse, scout, guide, éclaireur ou louveteau, familier du Livre de la Jungle de Kipling, de l’enfant-loup Mowgli et du grand loup solitaire Akela,, de Bagheera, de Shere Khan, de Baloo, de Kaa et des Bandar Log, ou pour les générations suivantes, fasciné comme l’ont été en 1968 les Beatles, par la musique indienne, les chemins de Katmandou, la méditation transcendantale, les ashrams qui attirèrent tant de véritables penseurs mais aussi de « fous de l’Inde » ou de fidèles d’Auroville et de la « Mère » de Pondichéry. Ne parlons même pas de la vogue du yoga, des médications ayurvédiques, des soieries indiennes ou des tissus de cachemire, des saveurs de la (véritable) cuisine indienne. Ni du succès grandissant à travers le monde des productions de Bollywood, l’Inde produisant dans ses studios près de mille films par an.

L’Inde, que l’économiste américain John Galbraith, nommé par Kennedy ambassadeur à Delhi qualifiait d’ « une anarchie qui fonctionne », sera-t-elle « la prochaine superpuissance globale » ?

C’est la question que lors d’une conférence tenue à Delhi en novembre dernier se posait Sonia Gandhi, présidente du parti du Congrès, qu’avaient dirigé avant elle son mari Rajiv (assassiné), sa belle-mère Indira (assassinée), et le père de celle-ci, Jawaharlal Nehru. Cette veuve, que Forbes, encore lui, classe parmi les 15 femmes les plus puissantes du monde, est italienne et catholique d’origine; en dépit des attaques menées contre elle à ce double titre (y compris au sein de son propre parti), elle n’en a pas moins il y a quelques années réussi à ramener au pouvoir ce vieux parti, face à une coalition plutôt nationaliste, favorable parfois jusqu’à l’excès à un hindouisme militant, et économiquement ultra libérale, dont le slogan était « Shining India » (l’Inde qui rayonne).

Le parti du Congrès au contraire, pour lequel votent volontiers les Dalits (les déshérités, une partie des musulmans, les intouchables), se situe dans la tradition non-violente, laïque, tolérante et sociale du Mahatma Gandhi, tout en ayant abandonné le socialisme, le dirigisme et l’étatisation qui avaient caractérisé la politique économique de Nehru dans les décennies qui ont suivi l’indépendance. Et bien que leader du parti majoritaire, Sonia Gandhi a refusé le poste de Premier ministre que – conformément à la tradition – le président de l’Inde (un Musulman) lui avait proposé, permettant à Manmohan Singh, un Sikh, d’accéder à cette fonction.
Et à cette interrogation sur l’Inde superpuissance mondiale du XXIème siècle, question que se posent les Indiens et aussi pas mal d’analystes dans le monde, Sonia Gandhi a apporté une réponse mesurée, mélange d’espoirs fondés et de prudente réserve.

Mais si l’on compare avec la Chine, qui se développe rapidement mais sans démocratie politique et sans respect des droits de l’homme, avec les États-Unis qui sont aujourd’hui la première puissance mondiale mais emploient encore plus volontiers le bâton que la carotte, ou encore avec une Europe qui n’en finit pas de se faire, on se dit que l’Inde, assurée de son « soft power » (une « force tranquille ») peut être un modèle séduisant pour l’humanité de demain.

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